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Une chambre à Virginia Woolf



On le sait toutes et tous même bien avant de le lire, « Une chambre à soi », est un essai brillantissime à l'image de son autrice extrêmement talentueuse et intelligente en dépit de sa modestie, d'une vérité folle et d'une actualité encore que trop vive. Mais tout de même, quelle claque que cette lecture sublime. Il me tient donc particulièrement à cœur d'en parler longuemment ici, sans toutefois prétendre parvenir à en dire tout le bien que j'en pense.


A Room of One's Own de son titre original est donc publié pour la première fois en 1929, d'une romancière et essayiste née le 25 janvier 1882 et suicidée le 28 mars 1941. En 1912, fille de Sir Leslie Stephen elle épouse Leonard Woolf et l'a voilà Virginia Woolf. Cinq ans après leur mariage ils fondent leur maison d'édition (la Hogart Press), publiant entre autres Freud et T.S.Eliot.


Le livre donc qui nous préoccupe ici – nous parlerons probablement des autres par la suite – comporte un dit hommage, qui est en réalité un femmage, à des écrivains illustres qui sont en réalité des écrivaines : Jane Austen, les sœurs Brontë, George Eliot (du même type de prénom que Georges Sand).


Le questionnement de Virginia Woolf, s'articule ainsi : Pourquoi les hommes boivent-ils du vin et les femmes de l'eau ? Pourquoi un sexe est-il si prospère et l'autre si pauvre ? Quel est l'effet de la pauvreté sur le roman ? Quelles sont les conditions nécessaires à la création des œuvres d'art ?


La thèse est qu' « il est indispensable qu'une femme possède quelque argent et une chambre à soi si elle veut écrire une œuvre de fiction ». La première scène de fiction de l'extrait montrant d'ailleurs une femme dont l'accès à la bibliothèque est interdit en tant que femme temps qu'elle n'est pas accompagnée d'un professeur (donc d'un homme) ou pourvue d'une lettre de recommandation (sans doute aussi rédigée par un homme).


Cet argent et cette chambre, si les femmes l'avaient eu, « nous aurions pu être assises confortablement ce soir et le sujet de notre conversation aurait été l'archéologie, la botanique, l'anthropologie, la physique, la nature de l'atome, les mathématiques, l'astronomie, la relativité, a géographie [ … ] flâner à travers les lieux les plus vénérables de cette terre ; rester en contemplation, assises sur les marches du Parthénon, ou nous rendre à dix heures au bureau, puis rentrer tranquillement chez nous à quatre heures et demie pour écrire un petit poème ». Mais cela n'a pendant des siècles pas été possible et même interdit en Occident par les femmes ne pouvaient pas gagner d'argent et si elles en gagnaient, elles n'avaient pas le droit de le posséder.


Il est également primmordial de remarquer que ces mêmes femmes auquelles les hommes refusent non pas l'égalité réelle comme c'est le cas actuellement mais encore que quelques miettes de droits civils, ces mêmes femmes les fascinent tant. « Ce qui est surprenant et difficile à expliquer c'est que le sexe – c'est-à-dire les femmes – intéresse aussi d'agréables essayistes, des romanciers aux doigts légers, des jeunes gens qui ont leurs diplômes de maîtres des arts, des hommes qui n'ont aucun grade universitaire, des hommes que rien ne semble qualifier en apparence pour parler des femmes, sinon qu'ils n'en sont pas. ». L'une des plus belles phrases qui soit. Un vrai plaisir. Une vraie perception bien juste que de constater que le propre de la domination, c'est de se sentir être autorisé à être ce que l'on est, et de clamer haut et fort la moindre bêtise qui passe dans le petit courant des neuronnes infimes. Mais là, je fais tout ce que Virginia Woolf dit de ne pas faire, c'est-à-dire écrire avec colère. Je ris de colère, mais j'applaudis de sincérité. « Les femmes n'écrivent pas de livres sur les hommes. [ … ] Pourquoi les femmes intéressent-elles les hommes tellement plus que les hommes n'intéressent les femmes ? »


De nombreux mais absolument pas exhaustifs exemples de misogynie s'ensuivent, dans le but que poursuit Virginia de démontrer les difficultés voire l'impossibilité, cela dépend du temps et du lieu, pour les femmes de créer des romans ou de bons romans. Elle les expose, ni plus ni moins, et j'en retranscrit ici. Il est pourtant vrai que de tels dominants, alors qu'ils ont tout quand nous n'avons rien, ressentent autant de haine pour des choses qui sont à leur dire soumises, inférieures et dociles. « N'est-il pas absurde, qu'un homme avec tout le pouvoir qu'il a, se mette en colère ? [ … ] Peut-être, lorsque le professeur insiste d'une façon par trop accentuée sur l'infériorité des femmes, s'agit-il non de leur infériorité à elles, mais de sa propre supériorité. [ … ] C'est pourquoi Napoléon et Mussolini insistent tous deux avec tant de force sur l'infériorité des femmes ; car si elles n'étaient pas inférieures, elles cesseraient d'être des miroirs grossissants. ».


« Pourquoi Samuel Butler dit-il : Les sages ne disent jamais ce qu'ils pensent des femmes ? Voyons Pope : La plupart des femmes n'ont pas le moindre caractère. Et voyons La Bruyère : Les femmes sont extrêmes ; elles sont meilleures ou pires que les hommes. ». Comme ces propos n'ont de constance que dans leur sexisme, tout type de propos misogyne comporte son contraire tout aussi misogyne. D'où la conclusion : « le voyageur le plus pressé, celui qui visiterait avec la plus vive hâte notre planète, s'il ramassait ce journal, ne pourrait pas ne pas se rendre compte, d'après ce seul témoignage désordonné, que l'Angleterre vit sous un régime patriarcal ». Et ça fait plaisir que le mot soit craché.


« Certes, à bien y réfléchir, Cléopâtre devait avoir des façons à elle ; lady Mabeth, on peut le supposer, avait sa volonté ; Rosalinde, pourrait-on croire, était une jeune fille charmante ».


« Quand on est pas un historien on peut même aller plus loin et dire que les femmes flamboient comme des phares dans les œuvres de tous les poètes depuis l'origine des temps, Clytemnestre, Antigone, Cléopâtre, lady Macbeth, Phèdre, Cressida, Rosalinde, Desdémone, la duchesse d'Amalfi dans les drames ; puis, dans les œuvres en prose : Millamant, Clarisse, Becky Sharp, Anna Karénine, Emma Bovary, Mme de Guermantes – les noms me viennent à l'esprit en foule et n'évoquent pas des femmes manquant de personnalité et de caractère. [ … ] En réalité, la femme était enfermée, battue et traînée dans sa chambre. ».


« Elle envahit la poésie d'un bout à l'autre ; elle est, à peu de chose près, absente de l'Histoire. Quelques unes des paroles les plus inspirées, quelques unes des pensées les plus profondes de la littérature tombent de ses lèvres ; dans;a vie pratique elle pouvait tout juste lire, à peine écrire, et était la propriété de son mari. L'histoire la mentionne à peine ».


« Il aurait été impossible qu'une femme écrivît les pièces de Shakespeare à l'époque de Shakespeare ».


« La liberté intellectuelle dépend des choses matérielles. » et « les femems ont eu moins de liberté intellectuelle que les fils des esclaves athéniens ». Cette sœur de Shakespeare, qui n'existe pas, « elle vit en vous et en moi, et en nombre d'autres femmes qui ne sont pas présentes ici ce soir, car elles sont en train de laver la vaisselle et de coucher leurs enfants. ».


« Jamais elles n'écrivaient leurs mémoires, rarement elles tinrent un journal, on ne possède d'elles qu'une poignée de lettres. ».


« Toutes ces précisions se trouvent quelque part, dans les registres communaux et les livres de comptes, sans doute. La vie de la femme moyenne sous le règne d'Elizabeth doit être dispersée en de multiples endroits. Ne pourrait-on pas rassembler ces éléments épars et en faire un livre ? ».


Il faut « récrire l'Histoire » « l'histoire s'occupe trop de guerres ; la biographie trop des grands hommes [ … ] C'est pourquoi je voudrais vous demander d'écrire des livres de tout genre sans hésiter devant aucun sujet... quelle qu'en soit la banalité ou l'étendue. ».VW dit ne rien savoir des femmes avant le XVIIIe siècle, et sous-entend probablement également hors de l'Occident.


Mais on suppose que si l'on connaissait ces femmes, et si elles écrivaient, elles seraient devenues folles. Virginia dit qu'elles se seraient tuées. Sorcières, craintes et moquées. Alors solution l'anonymat « ce refuge de l'anonymat, elle l'aurait certainement recherché » (elle c'est la sœur hypothétique de Shakespeare), comme au XIXe siècle : Currer Bell ( pseudonyme de Charlotte Brontë ), George Eliot, George Sand.


« Les femmes vivent comme des chauves-souris ou des hiboux, travaillent comme des bêtes et meurent comme des vers », Margaret de Newcastle.


« C'est ainsi que, vers la fin du XVIIIe siècle, un changement survint, changement auquel, si je récrivais l'histoire, j'accorderais une plus large place et une plus grande importance qu'aux Croisades et à la guerre des Deux-Roses. La femme de la bourgeoisie se mit à écrire. » Orgueil et Préjugés, Middlemarch, Villette, Les Hauts de Hurlevent.


« Car les chefs-d'oeuvre ne sont pas nés seuls et dans la solitude ; ils sont le résultat de nombreuses années de pensées en commun, de pensées élaborées par l'esprit d'un peuple entier, de sorte que l'expérience de la masse se trouve derrière la voie d'un seul. »


« En France comme en Angleterre les femmes poètes précèdent les femmes romancières ». Jane Austen n'avait pas de chambre à soi, elle écrivait dans le salon, avec interruptions, domestiques, visiteurs, et toute la famille, comme nous l'a appris son neveu James Edward Austen Leigh dans Memoirs of Jane Austen. « Et sans vanterie ou désir de peiner l'autre sexe, on peut dire qu'Orgueil et Préjugésest un bon roman ». Il y a là bien toute la conscience de la susceptibilité masculine à l'ego si fragile.

 

« On suppose que les femmes en général sont très calmes ; mais les femmes sentent de la même façon que les hommes : elles ont autant que leurs frères besoin d'exercice pour leurs facultés et d'un terrain pour leurs efforts, elles souffrent d'une contrainte par trop inflexible, d'une inactivité par trop absolue comme en souffriraient les hommes, et c'est étroitesse d'esprit chez leurs semblables plus privilégiés, de dire qu'elles devaient se borner à faire des puddings et à tricoter des chaussettes, à jouer du piano et à broder des sacs. C'est étourderie de les condamner ou de se moquer d'elles si elles cherchent à faire davantage ou à apprendre plus que ce que la coutume a décrété nécessaire à leur sexe ».


« S'il avait mené au prieuré une vie retirée avec une femme mariée à l'écart de ce qui s'appelle le monde, quelque édifiant qu'eût pu être ce spectacle, Tolstoï n'eût certainement pas écrit Guerre et Paix. » Les conditions matérielles déterminent l'écriture, et si les femmes écrivent comme des femmes et non comme des hommes, à ce que pense Virginia Woolf, alors elles changeront bien un jour la structure du roman, innoveront en poésie. « Le livre doit, en quelque sorte, être adapté au corps et on pourrait se hasarder à dire que les livres de femmes devraient être plus courts, plus concentrés que ceux des hommes, et concis de telle sorte qu'ils ne demanderaient pas de longues heures de travail appliqué et ininterrompu, car il y aura toujours des interruptions. ».


Les femmes n'écrivent plus que des romans : Jane Harrison sur l'archéologie grecque, Vernon Lee sur l'esthétique, Gertrude Bell sur la Perse sont les exemples contemporains de Woolf qu'elles citent.


Et là, autre idée très forte et nécessaire de VW : « Des femmes parfois aiment des femmes ». Rappel utile en société patriarcale et lesbophobe. « Chloé aimait Olivia, ai-je lu. Et je fus alors frappée de l'immense changement que ce fait représente. Pour la première fois peut-être dans la littérature, Chloé aime Olivia. Cléopâtre n'aimait pas Octavie. À quel point, si cela avait été, Antoine et Cléopâtre s'en fût-il trouvé modifié ! » (pièce de Shakespeare). Les rapports entre femmes dans la littérature sont souvent de jalousie, et Cléopâtre trop souvent représentée ainsi. Comme la reine de la Haute et de la Basse Egypte aurait-elle pu perdre autant de temps à se morfondre d'une épouse quand elle est l'amour de la vie d'Antoine ? Les femmes ne sont pas amies en littérature. Ni amoureuses entre elles. C'est le patriarcat qui incite les femmes à une malsaine rivalité entre elles. Tout comme le patriarcat incite à la solidarité féminine. Cela contribue à empêcher sa remise en cause. De plus, en littérature, « presque sans exception, les femmes nous sont données dans leur rapport avec les hommes ». Les femmes en littérature ne sont vus que par les hommes, et qu'à travers leur rapport avec les hommes. Et les hommes font des œuvres qui célèbrent les vertus dites masculines, insistent sur leur propre valeur et décrivent au final leur monde, leur histoire : la Littérature parle du monde des hommes. Tout ce qui a été impossible pour la littérature par conséquent de cette domination millénaire !


« Sans aucun doute, la littérature élisabéthaine aurait été très différente de ce qu'elle est si le féminisme avait pris naissance au XVIe siècle et non au XIXe siècle ».

 

« Mais que faisiez-vous le 5 avril 1868 ou le 2 novembre 1875 ? Son regard deviendrait vague et elle dirait qu'elle ne peut se souvenir de rien. Car tous les dîners sont préparés ; les assiettes et tasses lavées ; les enfants envoyés à l'école et partis à travers le monde. Rien ne reste de tout cela. Tout a disparu, tout est effacé. Ni la biographie, ni l'Histoire n'ont un mot à dire de ces choses. Et les romans, sans le vouloir, mentent inévitablement. »


C'est d'un genre plus fluide que binaire que Virginia Woolf trouve aux plus grands auteurs : « Shakespeare fut androgyne ; ainsi que Keats et Sternre et Cowper et Lamb et Coleridge ; Shelley, peut-être, était asexué. Milton et Ben Johnson furent un brin trop virils. De même Wordsworth et Tolstoï. De nos jours, Proust est complètement androgyne, peut-être même un peu trop féminin. ».


« Ne songez pas à influencer les autres, voilà ce que j'aimerais vous dire si je savais comment donner à ces mots une sonorité exaltante. Pensez aux choses en elles-mêmes ». Hannah Arendt ne dit pas autre chose, quelques années plus tard, en disant face caméra « You ask about the effect my work has on others. If I may speak ironically, that's a masculine question. Men always want to be influential. Do I see myself has influential ? No, I want to understand. » On notera encore toute la précaution féminine à ne pas trop froisser l'ego ultrasensible de ces messieurs. Arendt a raison, mais elle place son raisonnement quoique juste sur le mode ironique afin de ne pas être trop attaquée. Elle prétend faire de l'humour parce que souvent l'humour se dédouane de vérité, mais en fait, Arendt et Woolf tirent à balles réelles.


« Ne vaudrait-il mieux pas tirer les rideaux, laisser au-dehors les distractions, allumer la lampe, restreindre l'enquête et demander à l'historien, qui enregistre nos opinions mais des faits, de décrire les conditions dans lesquelles les femmes vivaient, non pas à travers les siècles, mais en Angleterre, au temps d'Elizabeth, par exemple ».


« La vérité c'est que souvent j'aime les femmes. J'aime leur absence de convention. J'aime leur intégralité. J'aime leur anonymat. J'aime... ».

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