Toute historiographie est sélective, par nature des sources ou par volonté, que celle-ci soit justifiée ou non, militante ou non. En ce mois des fiertés, et en ce jour, 29 juin 2019, de la pride parisienne, force est de constater la symbolique du souvenir de Stonewall aux slogans de « la première pride était une émeute », « merci Marsha », « Stonewall n'était pas une soirée mousse ». Stonewall est donc un exemple de l'histoire militante illustrant l'historiographie queer selective.
Il est, en tant que militant.e, réjouissant de voir le mouvement trans et racisé gagner en visibilité et pour cela, comme toute culture politique, se revendiquer des ancêtres.
Cependant, au-delà de l'histoire militante et de l'histoire comme arme politique, considérons les questionnements que cette visibilisation de Stonewall pose.
Tout d'abord, les catégories politiques utilisées aujourd'hui pour définir les personnes à l'initiative de Stonewall ne sont pas pertinentes pour l'époque. Dans les années 70/80, les militant.e.s se disent à peu près toutes et tous « homo/gay », hommes comme femmes, hétéros comme homos, cis comme trans. Il n'y a pas de distinction établie entre hétérosexualité et bisexualité non plus. Tout ce qui ne rentre pas dans l'hétéronormativité est homo/gay : drag queen, gay, gay efféminé, femme trans, travesti, bi, lesbienne, travailleuses du sexe, homme trans, butch etc... Aujourd'hui pour « gay/homo » on dirait plutôt « queers » soit toute la population non-conforme aux normes de genre. Nos catégories passées ne sont pas aussi hermétiques que nos catégories actuelles. Ce qui fait de vous un membre de la communauté LGBTQI+ ou non, à l'époque, ce n'est ni votre orientation sexuelle ou identité de genre spécifiquement, c'est votre exclusion de la norme sociale. Alors oui, dire que la pride existe grâce à une femme trans noire bisexuelle travailleuse du sexe est possible aujourd'hui, elle s'appelle Marsha P.Johnson, mais ceci seulement à la condition de calquer des catégories contemporaines sur des expériences passées. On ne peut dire que la pride existe grâce à une femme trans noire bisexuelle que par une certaine dose d'anachronisme. La transidentité n'est pas une identité de ralliement dans les années 1960-1970, bien que les trans existent, et idem pour la bisexualité. À l'époque c'est même la notion de « transsexualisme » qui est utilisée. Ne forçons pas nos catégories contemporaines. Elles sont bien dans leur présent. Regardons le passé avec plus de respect, plus d'honnêteté.
Et ensuite, second point soulevé par la visibilisation de Stonewall : la focalisation sur la narration de Stonewall efface toutes les autres, antérieures dans le temps ou d'un autre ailleurs spatial. Dix ans avant Stonewall, en mai 1959 à Los Angeles, éclate l'émeute du Cooper Do-nuts, par exemple. Les « queers » de l'époque résistent par la force à la police et à ses interpellations. Des exemples de personnes résistant aux violences policières et à ce que l'on nomme aujourd'hui l'hétéronormativité, il y en a dans d'autres temps et en d'autres lieux. En Occident la révolution sexuelle commence dans les années 1950-1960, après la guerre, avec ses publications scientifiques, ses communautés, ses lieux de rencontre, ses mouvements révolutionnaires, ses mouvements jeunes, et, surtout, ses féministes. En France, ce serait plutôt Mai 68, le mouvement phare, le mouvement symbole. Alors essayons de ne pas invisibiliser d'autres aspects de notre histoire commune, si riche.
Si notre historiographie prend pour « première pride » Stonewall, c'est parce que c'est une émeute états-unienne de la fin des années 1960, dans un temps d'hégémonie politique, économique et culturelle des Etats-Unis. Et ça aussi, c'est politique. Et c'est parce que ce sont les Etats-Unis et parce que c'est la fin des années 1960 que cela fait de notre mémoire queer une mémoire sélective, une historiographie à problèmes. On y voit toute l'influence de l'époque des Etats-Unis sur le reste du monde, toute sa capacité à imposer son histoire comme étant l'Histoire. Et cela fonctionne encore car nous avons, nous, « queers vénères et révolutionnaires », besoin d'une mémoire commune, avec un départ commun. Stonewall est un ralliement mémoriel plus qu'historique. Il n'y a rien de faux à commémorer Stonewall ainsi, mais faites-le en mémoire, pas en histoire.
Dans le quartier de Greenwich Village, à New York, au Stonewall Inn, éclatent des émeutes dans la nuit du 28 juin 1969. Les clients de ce bar gay s'insurgent, révoltés de cette énième raid de la police. La police les arrêtent alors régulièrement, et le Stonewall Inn est un des rares bars de New York à les accueillir. Le patron corromp les flics d'habitude, avec des pots-de-vin réguliers, pour que la police tolère la communauté de Stonewall. Le travestissement et la danse entre hommes sont interdits par la loi. Donc les contrôles existent tout de même, régulièrement, humiliants, injurieux. À partir du 27 juin 1969 au soir les clients interpellés se rebellent et tout Greenwich Village suit, c'est l'émeute. Iels crient « GAY POWER » et les manifestations durent plusieurs jours. Le 28 juillet 1970 le tribunal de New York autorisera le défilé de deux mille manifestants pour la Christopher Street Liberation Day Parade, et c'est ainsi qu'aux Etats-Unis et en Europe Occidentale, on estime la naissance des mouvements de revendications queers contemporains.
En France, la première Marche Nationale pour les droits et les libertés des homosexuels et lesbiennes a lieu le 4 avril 1981.
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