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Pourquoi les femmes n'ont-elles pas publiées en Angleterre avant le XVIIIe siècle ?

Il y a un parallélisme établit par Lady Carey entre le « corps public » et l' « âme publique » qui l'explique. Cette idée se retrouve dans son poème écrit aux environs de 1613 (traduction d'Angeline Goreau, 1982) :

« Il ne suffit pas à l'épouse

De protéger sa pureté d'un acte coupable

Du soupçon, elle doit affranchir sa vie

Et renoncer à tout pouvoir et vouloir.

Car il est moins glorieux pour une épouse d'être libre,

Que de se contraindre, de son propre chef, à ne pas l'être.

Puisqu'elle dispose dun vaste territoire où évoluer,

Pourquoi vouloir monter sur les hauteurs ?

Elle n'a pas de mérite à ne se priver que

De ces choses qui peuvent ruiner son honneur,

Mais elle est estimable lorsque, pour ce dernier, elle n'use point

De toutes les libertés auxquelles elle a droit.

Elle porte atteinte à sa renommée, l'épouse

Qui en privé parle

Avec un autre que son mari ;

Car, bien qu'elle préserve sa réputation

Et demeure parfaitement chaste, elle n'en salit pas moins sa gloire

Et blesse son honneur, même si elle ne le tue point.

Quand elles se lient à leurs maris,

Ne font-elles pas don total d'elles-mêmes ?

Ou bien serait-ce que, ne donnant que leurs corps et non leur esprit,

Elles gardent cette meilleure part pour un autre, qui en fera sa proie ?

Non, certes, leur pensée ne peut plus leur appartenir

Et ne doit donc être connue que d'un seul.

Car elle usurpe sur les droits d'un autre,

Cemme qui recherche la louange publique ;

Et bien que la pureté la plus éclatante se réfléchisse dans ses pensées,

Son esprit n'est point chaste s'il n'est la propriété d'un seul.

Car chez une femme il n'est chose pire

Qu'un corps public, sinon une âme publique. »


Selon la Lawe's Resolution of Women's Rights de 1632 (ensemble de lois sur les droits des femmes), « toutes sont supposées épouses ou futures épouses », même les petites filles, même les veuves, même celles qui ne se remarient pas, même celles qui ne peuvent plus avoir d'enfants. Toutes, parce que femmes, assujetties aux contraintes de la retenue, physique évidemment, mais aussi mentales, donc littéraires. Le monde où l'on pense n'est pas le monde où les femmes doivent vivre. Un interdit à l'origine sexuel s'étend à tous les aspecs de la vie des femmes, nous dit Lady Carey. La chasteté n'est pas que sexuelle, la chasteté est tout. La vraie femme chaste n'a donc ni pouvoir, ni volonté aucune. La vraie femme chaste se réalise dans la passivité et l'impuissance (essence de la féminité). Agir, « monter sur les hauteurs », de quelque manière que ce soit, c'est s'approprier un pouvoir dit masculin : l'érection.


Donc, puisque toute la vie des femmes est significative sexuellement, toute leur vie doit être une retenue de tout, pas qu'une retenue de désir sexuel : retenue dans la manière de parler, de regarder, de marcher, d'imaginer et de penser.


The whole Duty of a Woman (livre de prescriptions à l'usage des jeunes filles publié au XVIIe siècle) nous dit : « Modesty... spreads itself in life, motions and words... Your looks, your speech, and the course of your whole behaviour should own a humble distrust of yourselves ; rather being willing to learn and observe, than to dictate and prescribe [ … ]. As your valur your reputation, keep up to the strictures of this virtue [ … ]. Give no occasion for scandal or reproach ; but let your conversation set an example to others [ … ]. Let neither your thoughts nor eyes wander. ». Tout comme un proverbe anglais du XVIIe : « Les femmes n'ont ni yeux ni oreilles ». Comment une femme pourrait-elle écrire sans regard ni écoute, sans observation ?


Donc écrire quand on est une femme avant le XVIIIe siècle en Angleterre, c'est symboliquement transgresser les principes de la réserve féminine. L'âme publique pire encore que le corps public. Publier ses écrits, c'est publier ce que l'on a pensé, ses pensées : donc s'exposer toute entière nue au monde. Le monde, s'il peut lire les femmes, le monde peut s'introduire dans le cercle privé féminin. L'espace étant réservé aux femmes, l'espace intime, là encore connoté implicitement sexuellement. Le domaine masculin n'a pas de frontière, il est monde, il est conquête, action, théâtre. Le domaine féminin reste limité à un « espace intérieur », sans incursion, réelle ou imaginée, verbale ou concrète, des chasses masculines.


Une autrice, toujours inconnue à l'heure actuelle, d'une brochure de 1696, écrit et explique pourquoi elle a choisi l'anonymat : « Rien n'a pu m'engager à porter mon nom sur la scène publique du monde [ … ] ni les égards que réclame la réputation de notre sexe [ … ] m'ont rendue assez prudente pour ne pas exposer le mien à de telles vapeurs délétères ».


Dorothy Osborne estime que la duchesse de Newcastle commet un acte de folie en signant de son nom propre ses écrits dans une lettre adressée à son fiancé : « ses amis sont fort à blâmer de la laisser sortir de chez elle. Il est certaines choses que l'usage a rendues presqu'absolument nécessaires, et je tiens à la réputation pour l'une d'entre elles ; si l'on pouvoit être invisble, je choisirais de l'être. ».


Les écrits littéraires, les lettres et les journaux intimes du XVIIe siècle vérifient les propos de Lady Carey. Les textes des Anglaises de cette époque correspondent pour la majorité d'entre eux à la conception de l'idéal féminin.


À l'inverse, un poème de 1688 dit l'oppression de ce devoir de réserve, et ne le considère donc pas comme trait inhérent à la féminité : Sylvia's Complaint of her Sex's Unhappiness.

« Nos pensées, comme l'amadou aptes à s'enflammer

Sont souvent prises d'un tendre désir d'amour

Mais l'usage impose de si rigides lois

Que pour notre salut nous ne devons divulguer la chose

Si l'une d'entre nous voit un humble jeune homme

Et nourrit aussitôt de tendres pensées

L'usage et la retenue, beaucoup trop sévères

Interdisent rigoureusement à notre passion de se déclarer. »


L'autrice courageuse avoue ses désirs sexuels, mais dissimule encore son identité sous un nom de plume, bien que féminin : Sylvia.


Encore plus extraordinaire exception à la règle d'invisibilité des autrices du XVIIe, Aphra Behn. Première écrivaine professionnelle, première autrice anglaise à gagner sa vie en produisant des œuvres littéraires. Dix-sept de ses pièces sont représentées sur les scènes londoniennes. Sept volules de poésie et treize romans sont publiés. Et toujours, Aphra Behn a accepté la maternité de son œuvre et revendiquer sa responsabilité. Aphra Behn veut prendre sa place au titre d'écrivain parmi les écrivains, parmi ses mâles pairs. Elle ne veut pas être considérée comme une dame qui griffone uniquement pour son propre divertissement, c'est une rupture avec toutes les autres femmes qui écrivent et qui l'ont précédée. De plus, elle aborde même comme sujet la question sexuelle, et ses propres désirs.

L'incipit de sa deuxième pièce, The amourous Prince, de 1671, commence par un couple qui se rhabille après l'amour, hors des liens sacrés du mariage et même pas fiancés. Aphra Behn écrit pour dire que les femmes connaissent le désir autant que les hommes, et qu'elles sont aussi capables d'en exprimer l'intensité. La passion physique est indissociable de l'amour. Cet écrit se situe en pleine Restauration (elle a vingt ans en 1660 lorsque Charles II remonte sur le trône) et effondrement de la morale puritaine de Cromwell. « Fy, fy, Laura, a lady bred at court, and yet want complaisance enough to entertain a gallant in private ! This coy humour is not a-la-mode ... » Même si « beware of men … Trust no one of us for if thou dost, thou art undone ». Les libertins de la Restauration prétendent, par légitimité royale, adhérer à une nouvelle morale sexuelle qui rejette la retenue féminine de la génération précédente comme un changement de mode répondant à un changement de pouvoir politique. Mais ce n'est qu'une prétention, qui, même si elle permet à Aphra Behn de s'exprimer sincèremment sur ses désirs sexuels propres, mais les femmes en général dans une double-position qui ne se tient pas.

D'où le poème d'Aphra Behn The Disappointment ici en intégralité :

« LA DECEPTION

I

Un jour l'amoureux Lysandre,

Pressé par la passion,

Surprit la belle Cloris, cette-dame bien aimée,

Qui ne put se défendre davantage.

Tout favorisait son amour ;

L'astre doré du jour,

Dans son char ardent tiré par le feu,

Descendu vers la mer,

Ne laissait au monde d'autre lumière pour se guider

Que l'éclat des yeux luminescents de Cloris.

II

Dans un fourré retiré, propice à l'amour,

Silencieux comme une jeune fille consentante,

Avec une langueur charmante,

Après avoir mollement résisté, elle se rend à sa force.

Doucement, elle pose ses mains sur son torse,

Non pour le repousser,

Mais davantage pour l'attirer :

Lui, tremblant, demeure à ses genoux ;

En vain montre-t-elle quelque résistance.

La force lui manque de dire : « Ah ! Que faites-vous ?

III

Son regard doux et brillant quoique sévère,

Où luttent confusément l'amour et la pudeur,

Donne à Lysandre une nouvelle vigueur ;

Alors, dans un faible souffle, elle s'écrie

A son oreille : « Freinez ! Freinez votre vain désir

Où j'appelle ! Que feriez-vous ?

Mon honneur, si précieux, même à vous,

Je ne peux, je ne dois l'abandonner. Retirez-vous

Ou prenez cette vie dont je vous ai cédé l'essentiel

En vous donnant mon cœur à conquérir. »

IV

Mais lui, aussi étranger à la peur

Que capable d'amour,

Pour parfaire ces minutes bénies,

Baise sa bouche, son cou, ses cheveux ;

Chaque caresse avive le désir qui se lève en elle.

De sa tremblante et brûlante main, il presse

Sa gorge de neige qui se gonfle.

Entre ses bras elle se tient, haletante.

Ses charmes sans défense, les voici

Tous offerts, trophées et butin, à l'ennemi.

V

Là, sans respect ni crainte,

Il cherche l'objet de ses vœux

(Son amour n'autorise nulle pudeur)

Avançant par étapes rapides, quand

Sa main audacieuse s'empare de cet autel

Où l'on sacrifie aux dieux de l'amour

Trône magnifique, paradis

Où la rage s'apaise et la fureur trouve satisfaction,

Fontaine d'où le plaisir sans cesse coule

Et qui apporte à l'univers entier le repos.

VI

Les lèvres parfumées de Cloris ont renconrté les siennes

Et, corps et âmes, ils se sont joints.

Alors, dans leurs transports illimités,

Tous deux s'etendent sur la mousse.

Cloris gît à demi-morte, sans souffle ;

Ses yeux tendres brillent d'un éclat humide,

Pareil à celui qui sépare le jour de la nuit

Ou à ces comètes aux feux déclinants.

Elle ne donne maintenant aucun signe de vie,

Sinon le court va-et-vient de sa respiration.

VII

Il la regarde, tout du long étendue ;

Il voit son sein nu qui se soulève,

Ses robes fines défaites qui laissent tansparaître

Des formes conçues pour l'amour et le jeu,

Abandonnées par sa fierté et sa pudeur.

Elle fait don de ses plaisirs les plus doux

En offrant son innocence virginale

En victime à la flamme sacrée de l'amour.

Mais le pâtre, trop ému, gît

Incapable d'accomplir le sacrifice.

VIII

Prêt de goûter mille délices,

L'infortuné berger, dans son transport excessif,

Voit le plaisir immense se muer en souffrance,

Détruit par trop d'amour :

La robe toute proche se montrait consentante

Et le paradis entier s'ouvrait à lui

Quand, brûlant de la posséder, il se jeta

Sur l'aimable dame désarmée.

Oh ! Mais quel dieu envieux fit en sorte,

Laissant en lui le désir, de le priver de sa puissance !

IX

Cet arc-boutant de la nature ( sans qui

Elle ne peut engendrer nul être humain ),

La vie maintenant lui fait défaut ;

La faiblesse envahit ses nerfs débandés :

En vain le jeune homme, en rage, essaie-t-il

De rappeler sa vigueur enfuie,

Mais nul mouvement ne lui donne le branle ;

L'excès d'amour a trahi son amour.

En vain peine-t-il, en vain commande-t-il :

L'insensible retombe en pleurant dans sa main.

X

Dans ce combat d'amour si cruel,

Où l'amour et le sort se montrèrent trop sévères,

Le pauvre Lysandre, au désespoir,

Renonça à sa raison en même temps qu'à sa vie.

Le feu vif et ardent

Qui aurait dû embraser le membre le plus noble

Servait désormais à accroître sa rage et sa honte,

Ne laissant nulle étincelle pour rallumer son désir.

De Cloris les charmes dénudés ne purent à eux tous

Transformer ni calmer cette rage qui avait débauché son amour.

XI

Cloris, revenue de l'exaltation

Que l'amour et le doux désir ont nourrie,

Pose délicatement sa timide main

(À dessein ou par hasard)

Sur le fabuleux priape,

Dieu tout-puissant aux dires des poètes.

Jamais jeune bergère

Qui cueille dans la plaine la fougère,

En rencontrant sous la feuille verte un serpent,

Ne retira ses doigts aussi promptement

XII

Que Cloris sa jolie main,

Lorsqu'elle trouva le dieu de ses désirs

Privé de ses formidables feux

Et froid comme la fleur humide dans la rosée du matin.

Qui devinera la confusion de la nymphe ?

Son sang se retira d'en bas

Et empourpra son visage

Où se peignaient la honte et le mépris.

Alors elle s'échappa des bras de Lysandre,

Le laissant défaillant sur la triste couche.

XIII

Eclair, à travers le bocage elle se hâte,

Daphné fuyant le dieu de Delphes ;

Dans l'herbe du chemin elle ne laisse

Nulle trace qui pourrait instruire l'oeil du poursuivant.

Le vent qui badine dans ses cheveux

Et joue avec son vêtement froissé

Dévoile chez la fugitive

Une beauté conçue par les dieux sans pareille :

Ainsi Vénus, son amour assassiné, pressée par la peur,

Fuyait-elle à travers la fatale plaibe.

XIV

Le dépit de la nymphe, nul sinon moi

Ne peut vraiment le concevoir ni le comprendre :

Mais personne ne peut deviner l'âme de Lysandre

Sinon ceux qui ont poussé son destin.

Ses souffrances muettes se gonflent en orages,

Aucun dieu ne partage sa rage ;

Il maudit sa naissance, son destin, ses étoiles,

Mais plus encore les charmes de la bergère

Dont la douce et ensorcelante influence

L'a condamné à l'enfer de l'impuissance. »


La femme qui ne feint plus la pudeur en le repoussant, la femme qui ne proteste plus face aux menaces de son honneur de femme à la troisième strophe, la femme qui ne résiste pas, la femme qui consent, la femme avec son désir propre de femme, et son désir qui monte, la femme qui n'ignore plus sa propre jouissance, est une femme qui fait débander les hommes. De plus, par sa fontaine, une femme à l'érection clitoridienne sue. L'intensité du désir féminin rend impuissant le désir de l'homme qui s'affaiblit. En ne prenant pas l'attitude de passivité sexuelle dévolue aux femmes, Cloris rejette en même temps le pouvoir qu'aurait eu Lysandre sur elle. Et Lysandre l'a tient responsable de son impuissance. Aphra Behn analyse bien le jeu des rôles sexuels lorsque la femme consent, lorsque le désir est réciproque : les hommes n'y sont pas habitués. Les hommes sont habitués à violer. La conscience sociale s'exprime entière dans ce texte très important pour notre sujet, les anglaises au XVIIe siècle qui écrivent.


Et pourquoi le peuvent-elles ? Ici un début de réponse. S'affranchir des normes sociales permet l'écriture, et surtout la publication. Il est rare qu'une femme s'affranchisse de la norme qui impose le silence à l'âme sans désobéir aussi au silence du corps.


Pour les Anglaises du XVIIe siècle, il y a une quasi-inexistance de documents laissées par elles-mêmes sur de nombreux sujets, au premier desquels leur sexualité, leur désir. Ni dans les correspondances, ni dans les journaux. Jusqu'à Aphra Behn. Lisez Aphra Behn. Parce que lorsque la censure n'est plus là pour les femmes ou ne suffit plus, on peut aussi analyser la vie sexuelle, réelle ou imaginaire, des femmes. Et donc un certain jeu des rôles sociaux.


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