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Les « Feux » de Marguerite Yourcenar (1935)



Née en 1903 à Bruxelles d'un père français et d'une mère d'origine belge, Marguerite Yourcenar grandit en France mais résidera ensuite surtout à l'étranger : Italie, Suisse, Grèce, Amérique (dans l'île de Mount Desert, sur la côte Nord-Est des Etats-Unis, jusqu'à sa mort en 1987).


Feux est écrit en 1935 donc lorsqu'elle a trente-deux ans, et publié en 1936.

Série de proses lyriques provoquées par une crise passionnelle, on dirait un recueil d'amour.


« L'ouvrage ne nécessite comme tel aucun commentaire », dit-elle. Parce que c'est l'amour total qui en est le sujet et parce que nous sommes ici en terre littéraire. La préface prévient comme s'il n'y avait rien à en dire. Et pourtant ! Peut-on en présumer en voyant la table des matières : Sappho ou le suicide ? Clytemnestre ou le cime ? Marie-Madeleine ou le salut ? Léna ou le secret ? Antigone ou le choix ? Phèdre ou le désir ?


Même si ce n'est pas l'intention de l'autrice, on dirait une réponse à la thèse de Bourdieu : l'amour épargne de la domination masculine. Les amours, les feux, racontés ici, sont pourtant en sous le prisme du genre, déterminant et pressant.


« Il n'importe probablement qu'à moi seule que Sappho ou le suicide soit issu d'un spectacle de variétés à Péra, et ait été écrit sur le pont d'un cargo amarré sur le Bosphore, tandis que le gramophone d'un ami grec tournait inlassablement la rengaine populaire américaine : He goes through the air with the greatest of ease, the daring young man on the flying trapeze » « Il importe aussi fort peu que ces ingrédients se soient mélangés à la légende de l'antique poétesse, au souvenir des travestis de la Renaissance, à un écho des seuls bons vers que je connaisse de ce virtuose-fantaisiste que fut Banville au sujet d'un clown lancé en plein ciel, à un admirable dessin de Degas, et enfin à un certain nombre de silhouettes cosmopolites qui peuplaient en ce temps-là les bars de Constantinople. », 2 novembre 1967.


Comme par lapsus freudien ou association d'idées, Yourcenar a ce réflexe de poète que de jouer avec les images et les émotions d'un thème ô combien rebâché à nos oreilles mais ici renouvelés : l'amour total ou l'amour fou.


Première pharse du recueil « J'espère que ce livre ne sera jamais lu ». On y lira d'abord ici à propos de Sappho. Sappho recouvre presque la figure littéraire et esthétique de la sorcière, elle est vieille, se sent trahie, perdue [ elle est la paria comme Antigone marginalisée, nomade ou exilée ], et « elle est maigre : à l'heure du bain, elle se détourne du miroir pour ne pas voir ses seints tristes ». Comme la poétesse qu'elle est, voire un albatros, « trop ailée pour le sol, trop charnelle pour le ciel », elle est ainsi associée à la Barbette de Cocteau. « On lui trouve l'air d'être déguisée en femme ». Elle ne l'est pas complètement, puisque ne répondant pas totalement aux injonctions. « Les hommes de sa vie n'ont été que des échelons qu'elle a escaladés non sans se salir les pieds ». Les feux de Sappho ne brûlent pas des hommes. « Toutes les femmes aiment une femme », et Sappho aime Attys, « un visage que son délire préfère à tous les corps ».


« Parce qu'un soir, dans un taxi, en rentrant du théâtre, elle n'avait pas consenti à se laisser caresser », Attys est quittée par un homme et c'est le malheur. À cela s'ajoute la jalousie d'une amie, toujours à cause d'un homme, et la violence d'un père qui l'a bat. Sainte Trinité des malheurs de femmes. Outre l'expression de « volupté stérile », Sappho devient presque à l'image d'une George Sand pour son petit Alfred maladif, une figure maternelle. Attys a l'air d'aimer les hommes et de les attendre, mais Sappho dit que « l'amour sous toutes ses formes n'a rien de mieux à offrir aux créatures tremblantes, et qu'Attys en s'éloignant aurait peu de chances d'aller plus vers le bonheur ». Mais Attys l'a quitte, Sappho l'a guette, demande son existence aux gens, et rencontre un homme. Phaon se travestira et Sappho qui pensait en fuyant l'amour des femmes éviter le danger de la vie, retrouvera l'amour du suicide en cette même métaphore de l'amour des femmes qui est l'amour total, l'amour fou : le trapèze. Du trapèze elle crève le ciel du cirque comme on dépasserait sa fatalité, de ce ciel elle voit « les projecteurs bleus qui balaient la foule noire font briller çà et là des épaules nues de femmes pareilles à de doux rochers ». Elle compte mourir comme une noyée d'eau de mer, après des métaphores filées sur le désir comme vagues, des pulsations de flots. Du haut du cirque, du haut de son art et de son ciel, elle saute, elle se suicide. « Il ne s'agit pas d'un suicide. Il ne s'agit que de battre un record. »


Après le suicide, poursuivons le discours sur le crime avec la figure antique de Clytemnestre. « Pas une de vos femmes qui n'ait une nuit de sa vie rêvé d'être Clytemnestre ». Clytemnestre qui tue son mari et qui est ici jugée, explique son geste aux juges. Agamemnon ici est revenu des tranchées.


Alors Clytemnestre dénonce d'abord le mariage forcé ou du moins la pression sociale envers les filles, l'injonction à être épouse, et n'être que ça : bonne épouse donc mère. « J'ai attendu cet homme avant qu'il n'eût un nom, un visage, lorsqu'il n'était encore que mon lointain malheur. [ … ] C'est pour lui que ma nourrice m'a émaillotée au sortir de ma mère ; c'est pour tenir les comptes de son ménage d'homme riche que j'ai appris le calcul sur l'ardoise de l'école ». Une vie de femme entière dédiée au service d'un homme. Et qu'est-ce qu'Agamemnon répond à ça ? « Il m'a laissée là comme une grande maison vide pleine de battement d'une inutile horloge. Le temps passé loin de lui coulait inemployé, goutte à goutte ou par flots, comme du sang perdu, me laissant chaque jour plus appauvrie d'avenir ».


Un mari parti à la guerre de Troie pour dix ans, ça laisse l'horloge biologique tourner, et au temps régulier des règles, Clytemnestre mesure ce qui est socialement déperissement, l'incapacité à infanter qui s'approche. La ménopause des femmes au même âge où les hommes triomphent socialement (la guerre de Troie). Tandis que lui, bien sûr, il trompe. Avec des Arméniennes, des Turques, comme autant de clichés orientalistes chers au XIXe siècle et familiers d'un certain fétichisme. L'exotisme.


Clytemnestre, au fil des années, finit alors par devenir contre le vide pleinement elle-même : « Je me substituais peu à peu à l'homme qui me manquait et dont j'étais hantée. Je finissais par regarder du même œil que lui le cou blanc des servantes ». Sa prise de pouvoir politique de cheffe, qui surveille les récoltes et l'application des lois, l'amène à un désir lesbien. Et là, encore une fois, arrive Egisthe, ici encore vu comme un enfant plus que comme un amant. Même s'ils baisent. De cette nouvelle relation, peut-être pas amoureuse mais au moins sexuelle, Clytemnestre devient le pendant féminin d'Agamemnon (c'est là la racine de son mal : chercher à ressembler à un homme, en l'occurence le sien ?). « Infidèle à cet homme, je l'imitais encore : Egisthe n'était pour moi que l'équivalent des femmes asiatiques ou de l'ignoble Argynne. ». Comme chez Sappho, lorsque Troie brûle et qu'Agamemnon revient, c'est sa vieillesse qui angoisse tout d'abord Clytemnestre. Et elle s'attend à mourir de féminicide.


Mais Agamemnon revient avec une jeune fille, presqu'une enfant encore, turque et violée par les armées grecques. Et elle est enceinte et sorcière. « Moi aussi, Messieurs les Juges, je savais l'avenir. Toutes les femmes le savent : elles s'attendent toujours à ce que tout finisse mal ». Et là, Clytemnestre décide de tuer Agamemnon. Et de l'Agamemnon vivant qui ne revenait pas de Troie en dix ans surivent le fantôme de l'Agamemnon mort qui revient hanter sa femme en permanence. Belle réecriture où la femme peut s'expliquer, on est plus chez Sophocle. Elle n'est plus marâtre et son fils qui l'a dénonce vers la mort n'est plus un héros. Mais même une femme morte, même une reine, reste condamnée à attendre son homme, son bourreau, pour l'éternité. Même en enfer, même si c'est elle qui l'a tué. Finissons l'histoire sur ces mots : « J'ai dû chacun de mes goûts à l'influence d'amis de rencontre, comme si je ne pouvais accepter le monde que par l'entreprise de mains humaines ».


Une vie de femme, d'épouse et de mère : une vie de substitution, une vie au service des autres.


Phédon ou le vertige, là où « le bruit de la vaisselle tombant avec fracas couvrit dans la cuisine le cri des servantes violées », n'est pas en reste. À cette condition universelle de l'asservissement des femmes qui ne disparaît pas dans l'amour, Marie-Madeleine cherche le salut : « chaque coup, chaque baiser me modelaient un visage, une gorge, un corps différent de celui que mon ami n'avait pas caressé. Un chamelier bédouin consentit à me conduire à Jaffa contre un salaire d'étreintes [ … ] dans un bar du Pirée, un philosophe grec m'enseigna la sagesse comme une débauche de plus ». Son salut, à Marie-Madeleine, au début, est dans la visée de séduire Dieu. « Dès que Jean comprendrait que Dieu n'était qu'un homme, il n'aurait plus de raison de ne pas lui préférer mes seins ». Son mari lui préférant Dieu et la vie éternelle à son corps de femme et la vie charnelle, Marie-Madeleine de bonne épouse qui remplit son « devoir conjugal » se fait sexuelle tout entière. Elle quitte le mariage pour la prostitution. À ce dieu métaphysique elle rivalise de son corps tout de matière. Comme une provocation. Marie-Madeleine faite en miroir opposé de Dieu, c'est comme un diable. De celui qui tentera justement le Seigneur. Marie-Madeleine rencontre Jéus-Christ. « Je vis tout de suite que je ne pourrai le séduire puisqu'il ne me fuyait pas ». « Il consentait comme moi à l'affreux destin d'être à tous », ou de la similitude des prostituées et des dieux. « J'ai accepté la pureté comme une pire perversion [ … ] J'ai racolé pour lui des disciples. »


Mais à la dévotion d'une épouse ressemble la dévotion d'une serviteuse de Dieu. « Pour ne pas ruiner sa carrière de Sauveur, j'ai consenti à le voir mourir comme une maîtresse consent au beau mariage de l'homme qu'elle aime : dans la salle des Pas Perdus, quand Pilate nous a donné le choix entre un cambrioleur et Dieu, j'ai crié comme les autres pour qu'on délivrât Barrabas. Je l'ai vu se coucher sur le lit vertical de sa noce éternelle : j'ai assisté à la terrible liaison des cordes, au baiser de l'éponge encore imprégnée d'une amertume marine ». La servitude des femmes, c'est aussi la dévotion d'une sœur, Antigone. « Ses cheveux de folle, ses haillons de mendiante, ses ongles de crocheteuse ». La folie inscrite sur le corps comme Sappho. Mes avec des ongles de sorcière, pas de lesbienne.


Phèdre, « elle est mère : elle a des enfants comme elle aurait des remords ». C'est là son désespoir, qu'elle n'a pas choisi. « Elle trace à travers ces broussailles le chemin à sens unique de la Fatalité ». L'inceste, Hippolyte. Phèdre n'est pas une grande femme de liberté et de choix comme Antigone. « Elle fait de la politique pour se distraire d'elle-même : elle accepte la Régence comme elle commencerait à se tricoter un châle ». C'est après Phèdre qu'arrive le plus intéressant, Achille et son genre présenté comme un mensonge. « Il s'agissait d'entrer, sous la protection d'un corset ou d'une robe, dans ce vaste continent inexploré des Femmes où l'homme n'a pénétré jusqu'ici qu'en vainqueur, et à la lueur des incendies de l'amour ». Achille se travestit. C'est tout en binarité : « cette fille trop pareille à l'image idéale qu'un homme se fait des femmes [ … ] le dur contraire d'une fille ». Il y a double-travestissement avec Misandre, qui est symétrique à Achille : « et les cheveux courts de Misandre, ses grandes mains secouant celles des chefs, son aisance, la lui firent prendre d'abord pour la cachette d'un mâle ». Trop forte pour être une femme ? Sous ces expressions de genre présentées de manière binaire mais qui sont plus complexes qu'une simple dualité, Achille aime Patrocle et Patrocle « seul résistait au charme ». « Achille qui bondit vers cette vivante épée, prit entre ses mains la dure tête ciselée comme le pommeau d'un glaive, sans s'apercevoir que ses voiles, ses bracelets, ses bagues faisaient de son geste un transport d'amoureuse ». La métaphore de l'épée et du pénis désigne ici son amour pour Patrocle, qui est un homme. « Patrocle rougissant repoussa cette étreinte de femme ». Qui se travestissait en mouvement militaire (masculin donc). Le travestissement ici est pris comme signification voire possibilité de l'amour homosexuel. Achille « versa des larmes qui ne faisaient que parfaire son déguisement de jeune fille ». Vrai homme ne doit pas pleurer. Achille fait semblant de se déguiser pour vraiment être lui-même. Le vrai travestissement, c'est son amour changé en loyauté, amitié et héroïsme. Alors qu'il n'a que des feux d'amour. « l'être agile s'arrêta, dénoua ses sandales, offrit à ses plantes nues une chance d'être blessées ». La faiblesse de son pied volontairement offerte achève son travestissement. Son mensonge, c'est qu'il aime. Achille « en voulait aux filles de Lycomède de n'avoir pas reconnu dans son travesti le contraire d'un déguisement ». Une révélation. « Les Amazones parurent ; une inondation de seins couvrit les collines du fleuve ; l'armée frémissait à cette odeur de toisons nues ».


Pour conclure, les feux de Yourcenar, de nature passionnellement amoureuse, relèvent de prime abord d'un discours sur la pratique poétique. De cette pratique est classiquement dévolue l'habitude de réecrire des mythes antiques. Racine, ne serait-ce que pour Phèdre, en est un exemple assez évident. Dans la préface Yourcenar écrit « ce vers où Racine, par un procédé fréquent chez lui, ravive la métaphore des feux de l'amour, déjà usée de son temps, en lui rendant l'éclat de flammes véritables, nous ramène à la technique du calembour lyrique, qui fait pour ainsi dire dessiner au même mot les deux branches d'une parabole ». Les feux de Yourcenar s'inscrivent dans la perspective racinienne, poétique, mais ce sont aussi les feux de Marguerite, les feux d'une amoureuse. D'où l'intérêt principal pour nous ici de les lire : ça parle de femmes.


Et l'amour sororelle est celui qui rythme le plus de sens. « Le pendule du monde est le cœur d'Antigone ».

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