De son vrai nom Elizabeth Miller, Lee Miller est bien une photographe américaine du XXe siècle, souvent présentée comme modèle, mannequin, érégie des surréalistes, quand ce n'est pas uniquement comme compagne de Man Ray. Elle a posée dans des magazines de modes de Paris, Londres et New York. Mais elle a aussi été une des grandes photographes du surréalisme parisien. Une artiste invisibilisée par son cul, donc. Et une artiste à la conscience politique anti-nazie qui plus est (bien que, peut-être, être anti-nazie en 1945, cela n'ait rien de particulièrement exceptionnel). « Lee became a GI » dit David Scherman, photographe de Life qui suit les combats de la Libération avec elle.
Elle est, comme très souvent dans la catégorie des femmes dites d'exception, aidée dès l'enfance par un père aimant. Initiée à la photographie par son père. Puis un viol à 7 ans. Là encore, c'est un peu un topos chez les femmes dites d'exception que d'avoir été brisées dès le début de leur vie. À moins que ces viols de femmes considérées comme fortes et résilientes ne soient que les seuls viols visibles, dits ? C'était en 1914. Nous sommes en 2019. Nous ne savons toujours pas qui est son violeur. C'est Antony son fils qui a mit a jour ce fait, en parlant d' « un ami de la famille ».
Autre fait potentiellement traumatisant, la mort de son petit-ami, sous ses yeux, à 18 ans.
Elle séjourne quelques mois à Paris en 1925. Valérie Lloyd a ce mot de liberté, reprenant l'un des topoï du surréalisme : « Lee Miller était sans doute une des plus belles femmes de Paris, mais ses mains montrent qu'elle était aussi l'une des plus capables ». Son propre intérêt particulier pour la main humaine qui se retrouve dans l'ensemble dans son œuvre est aussi un thème de prédilection de l'art surréaliste, l'a rattachant ainsi à sa famille artistique.
Puis étudie le dessin et la peinture à New York en même temps qu'elle entame une carrière de mannequin pour Vogue. Elle est la parfaite garçonne des années 20, les photos d'elles sont d'une beauté incroyable.
Son fils Antony Penrose fait remarquer qu'elle est la première mannequin pour une marque de serviettes hygiéniques (Kotex). « C'était la première fois qu'un mannequin servait à un tel dessein. À l'époque, ces questions féminines étaient jugées trop délicates pour faire l'objet de débats sur la place publique et toute femme qui permettait qu'on utilise son image pour lancer de tels produits courait le risque d'être considérée comme profondément avilie ».
C'est de retour à Paris en 1929 qu'elle devient l'assistante de Man Ray, mannequin pour ses commandes, pose pour ses expériences photographiques (solarisations, rayogrammes, décadrages, jeux de lumière). On notera que le mot « rayogrammes » est une référence à son « inventeur », Man Ray.
Lee Miller co-inventa avec Man Ray la solarisation, et réalisa elle-même l'installation électrique de son studio. Eileen Agar, une consoeur surréaliste, dira de Lee Miller, qu'elle était « une femme incroyable, tout le contraire d'une sentimentale, et parfois impitoyable ». Autre topos de la femme d'exception donc, son manque de pitié et de sensibilité. Parce que trop attendue d'une femme dite classique, normale, normée, genrée, féminine ? Eileen Agar ajoute sans ternir la légende attendue, « il était naturel que les hommes soient sexuellement très libres, mais lorsqu'une femme comme Lee Miller adoptait la même attitude, l'émoi et l'hypocrisie étaient immenses ». La misogynie des surréalistes, indécrottable.
Au bout d'un an, Man Ray lui a tout appris. Alors elle fait son travail, et ne signe même pas parfois ses propres œuvres. « Il m'avait confié des travaux soit qu'il ne voulait pas faire, soit qui n'était pas suffisamment rémunérés ». Le sale boulot, donc. Certaines photographies, dont Tanja Ramm avec étoffes ont d'abord signées Man Ray, puis Lee Miller réecrit son nom à elle à côté.
1931, l'album publicitaire Electricité commandé par la compagnie parisienne de distribution de l'électricité est réalisé. Ce portfolio imprimé en héliogravure, constitué de dix rayogrammes, est aujourd'hui considéré comme l'un des ouvrages emblématiques du surréalisme. Man Ray signe encore une fois toutes les planches, avant de reconnaître que Lee Miller l'a aidé. Et que sans son aide à elle, il n'aurait pas acceptée la demande.
« A Lee Miller
Sans ton enthousiasme et sans ton aide
cet album n'aurait jamais vu le jour.
Avec reconnaissance, Man Ray 1931 »
On notera que parmi les cinq dessins qui figurent dans les Archives Lee Miller, il y a une tête de femme sous cloche de verre, captive, objectifiée, une mannequin qui se prend des poignards phalliques dans le corps comme autant de viols, une femme aux perruches qui semble nous demander : qui est l'animal exotique ? Lee Miller partage le même scepticisme critique, presque métaphysique, des surréalistes. Mais pas à cause de la Première Guerre Mondiale, à cause de son viol perpétré en 1914, très probablement. Les travaux de la psychanalyse, dont ceux de Muriel Salmona, ont démontré avec certitude depuis longtemps maintenant à quel point un viol, surtout produit sur mineures, provoque un syndrome de stress post-traumatique au moins égal à celui d'un homme ayant vécu la guerre.
En 1932, tient l'un des premiers rôles dans le film de Jean Cocteau Le Sang d'un poète. Ce rôle, c'est celui de la muse de l'artiste, de l'égérie du poète. À l'image de la perception que l'on a d'elle.
C'est après sa rupture en octobre 1932, alors qu'elle est à New York après avoir rompu avec Man Ray qu'elle déclare à un journaliste « je préfère prendre une photographie qu'en être une ». Ainsi que « Je pense que les femmes ont plus de chances de réussir dans la photographie que les hommes. Les femmes sont plus vives et s'adaptent plus vite que les hommes ».
Là, Lee Miller commence à publier ses propres photographies (images de mode modernistes, contrastes lumineux prononcés, compositions à l'esthétique surréaliste, associations d'objets, compositions abstraites, morceaux d'anatomie isolés) et fonde son propre studio à New York. En 1933, le galeriste Julien Lévy organise sa première exposition individuelle, composée de vues d'architecture, de natures mortes et de portraits. Après la photographie d'art de la période parisienne suit la photographie professionnelle de la période new-yorkaise.
« La plus grande partie de mon travail à New York n'était pas signée [ … ] la publicité l'était rarement [ … ] sauf celle de Jay-Thorpe qui l'était toujours, et celle aussi de certaines maisons de mode ».
Ca ne dure pas. De 1934 à 1939 Lee Miller vit au Caire avec son mari, un haut fonctionnaire égyptien.
Gertie Wissa dit de Lee en Egypte qu'elle « se conduisait comme un homme ». Et à notre GI d'expliciter. « Si j'ai envie de faire pipi, je le fais en route. Si j'ai un béguin pour un homme, je saute dans un lit avec lui ». Les photographies de cette période ne renient pas encore sa pâte surréaliste, elles sont sublimes. Mais notre objet ici, c'est l'artiste, plus que l'oeuvre. Les mains. Ces mains qui vont faire la guerre.
En 1942 elle est l'une des seules femmes accréditées pour la Seconde Guerre Mondiale. Il y a six correspondantes de guerre, en tout. Mais GI Lee est bien la seule femme reporter présente sur les zones de combat.
À la fin de la Seconde Guerre Mondiale elle abandonne la dimension surréaliste de son travail et dit « je fais des documents, pas de l'art ». Envoyée pour Vogue en Normandie fin juillet 1944 pour documenter le travail des infirmières américaines alors que les Alliés luttent contre les Allemands sur la côte normande dans un premier temps, puis dans l'infanterie, et enfin dans l'armée de l'air. Elle couvre le front, notamment lors de la bataille de Saint-Malo, est en première ligne de la Libération à Paris et aux camps de concentration de Ohrdruf, Buchenwald et Dachau. « Je sais que vous ne montrerez pas mes clichés » écrit-elle à Vogue. Lee Miller suit les troupes américaines depuis la Normandie jusqu'en Roumanie, avec treillis, casque, boue, sang, et cadavres. Elle se lave dans son casque et se nourrit au hasard, boit comme les hommes. Elle dit « nous » en parlant de l'armée. Elle garde des suspects. Elle photographie les preuves, les ossements, les fours crématoires, les cadavres empilés, les gardiens emprisonnés, les visages ordinaires du nazisme, et à Dachau, les survivants. En Europe de l'Est elle photographie des enfants mourrant à Vienne, les paysans hongrois d'après-guerre, l'exécution de Lazlo Bardossy.
C'est la seule femme photoreporter à couvrir la Seconde Guerre Mondiale du front avec Margaret Bourke-White, mais à la différence de sa consoeur GI Lee refuse la neutralité photographique et le style compassionnel qui s'impose depuis les années trente.
Puis elle vit en Europe avec Roland Penrose, rencontré en 1937 chez Pablo Picasso pendant la rédaction de les Mains Libresde Man Ray illustrées par Paul Eluard. C'est Roland Penrose qu'elle suit dès 1939, en vivant avec lui à Londres, lorsque la guerre vient.
Après les camps, elle ne photographiera plus jamais. Elle est mariée et son fils naît. Antony. Elle ne lui racontera jamais rien de sa vie exceptionnelle, d'artiste à Montmartre et d'américaine dans les camps de concentration. C'est après sa mort qu'il apprend, découvre, sous l'invisibilisation, la femme qu'était sa mère. En 1980 les Archives Lee Miller sont crées.
Ce n'est pas dénué de sexisme lorsque nous nous souvenons de Lee Miller pour son travail de portraitiste ou de photographe de mode, alors qu'elle a avant toute chose produit des images surréalistes et étais correspondante de guerre.
Lee Miller transgresse les codes genrés et les codes de la photographie artistique et documentaire (elle travaille le cadre et le hors-champ, le réel et la fiction, le temps de l'évènement et celui qui regarde l'évènement).
« Je préfère prendre une photo que d'en être une », disait-elle. Souvenons-nous de ça.
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