Le roman « Duo » de Colette fait le récit d'un huis-clos amoureux, entre les deux protagonistes, mariés depuis dix ans, Alice et Michel. Leur mariage est heureux, ils forment un duo. Mais comme il n'y a pas plus de mariage que d'amour heureux, Michel découvre une ancienne liaison qu'Alice a entretenue avec son associé niçois Ambrogio. Michel se tue à la fin dans la rivière d'une manière qui n'est pas sans rappeler Virginia Woolf.
La narration fait que chaque personnage est donné par le regard de l'autre. À ce duo subtil de couple qui se déchire fait écho le couple de la servante Maria, battue. Les rapports de domination entre les genres sont bien abordés par la narration, et la critique de l'époque salua cette manière qu'a Colette ici de suggérer plutôt que d'expliquer. Aussi nous allons un petit peu expliquer ici.
Le « Duo » est publié en 1912 dans « Matin », sous formes de plusieurs petits contes. Puis en 1919 Colette le pense comme pièce de théâtre. Mais le traitement dramatique de l'histoire laisse place à une écriture romanesque bien précise sur le cadre social. En 1920 dans « La Vie Parisienne » paraît la publication préoriginale, et en juillet 1921 chez Fayard suit la publication originale.
À la découverte de l'adultère de sa femme Alice, Michel réagit initialement ainsi « ma petite fille, qu'est-ce que tu as été nous faire là ? » (page 41). Il y a toute la modernité de l'homme qui n'est pas jaloux de manière classique et traditionnelle parce que sa jalousie n'est ni égoïste, ni éclatante. Le surnom affectueux d'Alice, quoique possessif (« ma ») et infantilisant (« petite fille ») perdura jusqu'au dénouement de l'intrigue (à savoir la mort, ce qui reste du rapport dramatique parce que théâtral du récit). En apparence, Michel ne s'énerve pas, sa jalousie se tait comme un secret et les paroles demeurent affectueuses de tendresse. En apparence, il n'y a aucun drame, personne ne sait rien.
Michel semble comprendre la liaison de sa femme, parce qu'il le veut, mais ils deviennent seuls ensemble. Il faut sauver les apparences, jouer la comédie devant la servante, qui n'est dupe de rien. Et ce sont dans ces moments de représentation sociale, de performance sociale, que le comportement d'Alice agaçe Michel d'une manière intéressante. Elle a des manières d'homme. Elle a des manières libres. « Elle se rapprocha de la fenêtre pour jeter, d'un de ces mouvements que les hommes appellent masculins, sa cigarette consumée, revint en allumer une autre et s'assit commodément dans le fauteuil qui flanquait la table-bureau » (page 80). À noter que les allures d'hommes qu'ont les femmes ne sont considérées masculines que dans la mesure où ce sont les hommes qui les considèrent. Il faudrait ici aussi détailler ce que signifie le tabagisme au féminin, nous en aurons l'occasion une prochaine fois, mais grosso modo, c'est émancipateur. Fumer, c'est se mettre dans une situation à risque, c'est risquer sa vie, quoique sans trop d'efforts mais tout de même on en meurt, c'est masculin. La cigarette est un produit luxueux, de pouvoir, donc masculin. Jeter sa cigarette évoque l'idée d'un mouvement de nonchalance, d'aisance, contraire à la douceur effacée des femmes telles que supposées. La virilité d'un tel geste, quoiqu'apparemment tout anodin peut se retrouver aujourd'hui dans le rap telles ces paroles de Damso « donne-moi ton cœur que j'écrase mon mégôt » dans « Tricheur » (2019). La cigarette est ce qui se met dans la bouche, s'allume, se tire, se sent, rentre en soi, se souffle, et quand c'est fini, ça se jette. Telle une sexualité masculine. Surtout que de la cigarette vient la dépendance, la multitude. Fumer n'est pas féminin, et jeter ce que l'on a fumé encore moins. Avoir une sexualité féminine épanouie n'est pas commun, et Colette le dit dans d'autres textes encore (cf L'Ingénue Libertine), et jeter ce que l'on a sexuellement consommé l'est encore moins. En littérature, en société, les hommes sont sensés être des Dom Juan, ceux qui jettent, et les femmes, celles qui sont jetées. Page 191 encore, (mais les exemples sont nombreux) : « ce n'est pas joli. Et ce n'est pas chic, cette manière de fumer ». Est-ce que Michel dirait ça d'un homme. « Il est assez curieux de constater que, lorsque les femmes prennent aux hommes une habitude, elles l'adoptent avec tout ce qu'elle comporte de négligence, et souvent d'enlaidissement. [ … ] elle lut sur le visage de Michel la colère du désir, le besoin de sévir et celui de posséder. ».
Michel, celui qui souffre dans l'histoire, et contient pourtant toute sa souffrance sans jamais l'exprimer que par la violence, en cassant des objets, est d'un archétype viril :
« _ Peur ? Releva-t-il. Voyez-vous ça, peur ! Je n'ai pas peur. Pour qui te prends-tu donc ?
Elle se repentit d'avoir employé le pire mot, celui que la susceptibilité virile n'accepte pas. » (page 198).
Cette même virilité, de celle qui n'a peur de rien, postule également sa puissance dans l'activité sexuelle et au rapport que l'individu entretient avec celle-ci.
« Une surprise … Une griserie … Un coup de chaleur bien sale … Parbleu, nous savons ce que c'est, nous autres... Qu'il jette la première pierre, s'il en a le courage, celui ... » page 93. Là où Michel pense qu'Alice n'a pas de manières d'hommes, c'est pourtant d'abord justement sexuellement. Un homme tromperait sans préméditation, par ivresse, par désir soudain. Ce qui serait sans conséquences (la préméditation étant souvent une circonstance aggravante de manière générale). Une femme tromperait donc en opposition de manière préméditée, sobre, vraiment voulue, mais sans vrai désir sexuel, une femme tromperait proprement. L'adultère féminin serait pire parce qu'une femme est sensée avoir moins de désir sexuel qu'un homme, donc aucune raison de tromper. Lorsqu'Alice est « mâle » c'est péjoratif dans le regard de Michel, et lorsqu'elle est « femelle » cela l'est encore, parce que faiblesse. Michel à la page 138 : « Elle est … Elles sont toujours pires que ce qu'on imagine ». Page 221 : «ma petite fille, et ta confiance, pour le cas que vous en faites, vous les femmes... », une misogynie aussi classique ne s'explique même plus en détail, elle est trop flagrante.
Et voici l'une des meilleures phrases du récit, pensée par Alice : « Le plus drôle, c'est qu'il le croit, qu'il sait ce que c'est qu'un désir de femme ». Cette dénonciation par Colette au siècle dernier de ce que l'on pourrait nommer de nos jours le mansplainning est, à titre personnel, ce qui justement me fait jouir. Page 135 l'adultère est nommé par Alice « cette vieille histoire de rien ». Les femmes aussi, montre Colette, les femmes aussi désirent baiser et puis ça peut être tout. Encore à la page 172 « Mais pourquoi un homme ne peut-il jamais parler de la sensualité féminine sans dire d'énormes bêtises ? ».
À la fin, à la page 202, toutefois Alice parvient à lui dire « Eh bien, j'ai couché avec Ambrogio parce que j'en avais envie, uniquement parce que j'en avais envie ! Et j'ai cessé de coucher avec lui parce que je n'en avais plus envie ! Et cet idiot de Niçois ne m'a jamais, en dehors de ça, inspiré le moindre intérêt ! Voilà ce que j'avais à te dire ! ». Voilà, les femmes peuvent désirer autant que les hommes, de la même manière. « Une bonne affaire ». C'est la première leçon à retenir du roman. « Un rêve sale, mais court. »
Encore mieux, Alice n'est pas le seul personnage féminin à tenir ce genre de propos émancipateur ici. Maria dira (page 108) : « Mon homme ? On dirait que vous ne savez pas qui il est ! Moi avec lui, moi sans lui, ça ne fait toujours que moi ».
À la page 83 on notera aussi la sœur d'Alice, qui mannequin, ne se nourrit que de café noir. Outre la pauvreté de la famille d'Alice, le fait que sur ces trois sœurs, la narration ne nous indique que pour l'une d'entre elle ce type de régime alimentaire sans alimentation (le café est un coupe-faim, et le café noir est pensé noir parce que sans sucre ni lait donc sans calories, il ne nourrit pas et atténue le besoin de se nourrir), implique la spécificité de cette sœur. Deux informations : mannequin et boit du café en guise de nourriture. Il y a là à penser que la sœur d'Alice, parce qu'elle est mannequin, doit être maigre, et que parce qu'elle doit maigrir, elle ne doit plus manger. Le roman est, là aussi, moderne. Affamer les femmes, contrôler leurs corps par des normes (le mannequinat implique une norme de beauté), détruire leur santé, c'est aussi et avant toute chose une violence sexiste.
Et enfin, à partir de la page 186, ce dialogue entre Maria et Alice :
« _ Qu'est-ce que vous avez au bras, Maria ? Une brûlure ? Une coupure ?
_ Trois fois rien, dit Maria.
_ Trois fois rien sous un bandage bien mal attaché.
_ Le beurre, c'est bon sur les brûlures ?
_ Ce n'est pas mauvais. Mais il y a mieux... Et comme pansement aussi.
_ Pour le travail d'une seule main, ce n'est pas si mal. Voyez, madame : mis d'une main, attaché avec les dents.
_ Et votre mari, il ne pouvait pas vous aider ?
Les yeux de Maria brillèrent et rirent entre ses rides :
_ Il m'a bien aidée. Mais pas à me panser. »
Donc Alice, innocente et vierge de toute violence domestique ne voit vraiment pas en face de quelle situation elle se trouve. Elle n'y pense pas. Maria euphémise ce qu'elle subit, comme c'est le cas dans beaucoup de cas. Ses yeux n'expriment pas clairement ce qu'elle ressent pour ceux d'Alice : les yeux brillent-ils de tristesse ? Souffrance ? Colère ? Vengeance ? Émotion ? Il y a cependant de l'humour, donc de la force, chez Maria « il m'a bien aidée » mais à la brûlure. Maria ne s'est pas brûlée, mais c'est elle qui s'est pansée toute seule.
« De sa main libre elle déroula son pansement avec une lenteur solennelle, et tendit à Alice son avant-bras comme elle lui eût remis les clefs d'une ville soumise ». Notons que cette scène partagée entre deux femmes dont l'une se confie à l'autre se situe dans la cuisine, « dans ma cuisine ! Dit Maria choquée », oui dans la cuisine car lieu ô combien genré et réservé aux femmes.
« Elles se regardèrent et Maria s'égaya.
_ C'est une devinette. Madame ne devine pas qui m'a fait cette grosse bouffe ? »
Au duo que forme le couple d'Alice et Michel s'ajoute le duo des deux couples, différents. Ceux des maîtres qui souffrent par sentimentalisme, la souffrnace d'être trompé et la souffrnace d'avoir trompé, et ceux des domestiques qui souffrent dans leur chair, Maria étant une femme battue. Maria ne parle absolument pas de son mari comme Alice, qui l'aime et le trouve séduisant, s'attendrit de lui.
« _ C'est le gros là … L'imbécile. Le lourd des fesses. Le mou.
_ Votre homme ? Qu'est-ce qui lui prend ?
_ Il se revenge.
_ De qui ?
_ De ce qu'il est mon homme et que je suis sa femme. Ca suffit bien. Madame ne croit pas ? »
Jusque là dans le roman Maria observait ses maîtres, prenant leur constance sociale pour ce qu'elle est, c'est-à-dire de l'apparence performée. Elle imaginait les violences masculines. Elle n'imaginait pas qu'ils puissent souffrir d'un mal autant plus petit que le sien. Et elle prend les silences d'Alice comme des affirmations contenues. « Si, si, madame croit ». Et s'ensuit un magnifique passage sur le corps de Maria, ce corps marqué par l'homme, ce corps pétrit de souffrance sociale, économique et genrée. « Pendant qu'elle parlait, Alie pansait un avant-bras sans chair, plat, aux os légers. Elle lisait sous la peau froissée, sous les cicatrices anciennes et les durillons d'ambre, l'histoire d'une main qui avait été belle ». Encore une fois, c'est toute la condition humaine qui est inscrite dans la main, abîmée. Mais cicatrisée.
Notons également que le mari de Maria n'est jamais nommé par son nom, il est « l'homme de Maria », et que cette inversion ne marque que d'autant plus l'habitude commune de nommer les femmes en disant « la femme de », voir sans les nommer.
Et Michel sait aussi que cette violence domestique du duo de Maria et de l'homme de Maria, il peut aussi l'a connaître, l'a faire, parce qu'il est homme, et qu'Alice est femme. « La pauvre petite, pensa-t-il, si je l'avais eue sous la main, j'étais capable de la maltraiter » (page 217).
Les hommes, chez Colette, sont ce qu'ils sont dans la réalité sociale de la France des années 1910-1920. Des êtres qui pensent tout savoir sur tout, qui pensent avoir un désir supérieur, plus grand et légitime, qui se soutiennent entre eux dans leurs privilèges de genre, persistent dans leur virilité quoique celle-ci leur empêche même de s'exprimer véritablement (Michel serait-il mort s'il avait parlé de ce qu'il ressentait vraiment, plutôt que de jouer à l'homme insensible qui se meurt de jalousie en silence ? ) et sont d'ailleurs même rarement bons au lit : « L'Alice de vingt-six ans qui n'en revenait pas de connaître le plaisir » (page 213). La femme, Alice justement, aura pour dernière image dans le roman « la tête en arrière, sa cigarette au bec, la main sur le pli de sa hanche... » (page 227), une image de puissance donc. Une image à retenir, de ce beau duo de femmes conscientes de leur condition, Alice et Maria.
C'est un chef-d'oeuvre.
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