Il est de coutume dans l'histoire et dans la mémoire d'invisibiliser les femmes, et cette habitude constante se révèle facilement puisqu'elle utilise presque toujours des mêmes processus. L'une des manières les plus courantes d'invisibiliser une femme de l'histoire, est de l'a réduire à son rôle familial.
Livia est mère d'Auguste, Cléopâtre couche avec César et Antoine, Marie Laurencin avec Apollinaire, Nannerl Amadeus Mozart est la sœur de Wolfang, Dora Maar épouse Picasso. Ainsi, la femme reste connue des mémoires, mais toujours en tant que sœur de, fille de, femme de.
L'une d'entre elles, la princesse Mathilde, est nièce de Napoléon Bonaparte. Née en 1820 à Trieste (ses parents s'y installent après la chute de l'Empire), morte en 1904, fille du roi Jérôme de Westphalie, frère de Napoléon Ier, donc sœur du prince Napoléon. Demandée en mariage par son cousin Louis-Napoléon avant qu'il ne devienne Napoléon III, elle épousera finalement Anatolij Demidov, un riche comte russe propriétaire de mines et de fonderies, pendant quatre ans. Ce projet de mariage est abandonné avec Louis-Napoléon lorsque celui-ci échoue a soulever la garnison de Strasbourg au nom du Bonapartisme. Elle retourne à Paris en 1841 avec Demidov, Paris ville de ses rêves « depuis que j'avais le sentiment de moi-même ». Mais la princesse Mathilde Bonaparte est une femme battue par son mari, Demidov. Elle retourne en France en 1846, divorcée mais libre, aider la carrière de son cousin, faire la maîtresse de maison. C'est grâce à l'appui du tsar de Russie Nicolas Ier que le divorce peut être prononcé, et que Mathilde réussit même à toucher 200 000 francs par an.
Mathilde est la « première dame » de la République jusqu'en décembre 1852.
Après que Napoléon III se marie, en janvier 1853, avec Eugénie de Palafox, Mathilde reste vivre à Paris, vivre d'une vie libre. Elle n'est plus première dame et il n'y a plus de République, mais il y a une princesse impériale qui tient salon, qui fait l'art et le discute. L'étiquette du Second Empire, calquée sur celle du premier, l'ennuie, lui devient insupportable.
Et il semblerait que ce soit tout. Alors, ce n'est pas dans mes habitudes de défendre qui que ce soit de bonapartiste, et encore moins une princesse portant ce nom à la famille en plus du cœur, mais Mathilde est femme avant d'être princesse, et en tant que femme, on l'a brimée, méprisée, ignorée, oubliée. Voici quelques informations modestes sur sa personne, en espérant pouvoir susciter l'intérêt sur ce qu'elle a fait.
La princesse Mathilde, nièce de Napoléon donc, tient salon à Paris. Dès le début du Second Empire, les salons sont le refuge des élites exclues du pouvoir impérial. De cette opposition de salon il y a les salons légitimistes et orléanistes (de la comtesse d'Haussonville, de la duchesse Galliera, de Louise de La Redorte), les salons de l'opposition libérale et républicaine (de Marie d'Agoultn des Bertin). Les centres d'attraction ne sont pas tenus par les hauts fonctionnaires de l'Empire, ministres ou présidents du Sénat et du Corps législatif, mais par les femmes. Et par Mathilde. Sa cousine Julie (très grande fan des romans de George Sand), autre salonnière bonaparte, donc sa rivale, l'appelle « la haute et puissante dame ».
Mathilde protège les écrivains de Paris, peu importe leurs opinions politiques : Mérimée, Sainte-Beuve, Flaubert, Gautier (que Mathilde nomma bibliothécaire avec une pension annuelle de 6000 francs pour lui assurer un revenu fixe), les Goncourt. Elle peint, elle fait des aquarelles. Elle aide Pasteur, elle protège Gounod, elle encourage Nadar. C'est son amant Emilien de Nieuwerkerke, sculpteur, qui avait commencé à lui présenrer artistes et hommes de lettres.
En 1865, elle donne une aquarelle de sa main intitulée « tête de jeune fille » au Musée du Louvre. Le Musée du Louvre lui doit également d'autres œuvres de sa collection personnelle, comme son buste en marbre par Jean-Baptiste Carpeaux ainsi que onze tableaux, dont un portrait de sa mère par Antoine-Jean Gros. Ce qui est intéressant à noter ce n'est pas tellement son engagement à promouvoir l'art, le discuter, le célébrer, pratique propre aux salons qui ne se font pas rares. Ces mêmes salons qui survivent à l'Ancien Régime, nés du début du XVIIe siècle mais traversant les révolutions et restaurations. Louis-Napoléon Bonaparte, président à partir du 10 décembre 1848, laisse les salons de l'Elysée ouverts et à la charge de la princesse Mathilde. Ce qui est admirable c'est qu'elle dessine, qu'elle peint, et qu'elle peint bien.
Au centre de la vie intellectuelle et politique de Paris, son surnom était « Notre-Dame des Arts ». Viel-Castel dit d'elle, critiquant sa liberté de langage « elle pouvait rendre de grands services à l'Empereur en lui rattachant tout le monde littéraire et artistique dont elle est aimée, et elle ne l'a pas fait ». En mars 1867, en pleine rédaction de L'Education Sentimentale Flaubert lui écrit « j'aimerais à écrire quelque chose qui vous fût réellement agréable ! Car je vous avouerai, Princesse, que je redoute beaucoup votre jugement et que j'ambitionne votre suffrage ». Les Goncourt, passionnés des salonnières du XVIIIe siècle écrivent d'elle « La princesse est le type d'une femme toute moderne, la femme artiste, quelque chose de très différent de ce qu'on appellait la virtuose au XVIIIe [ … ] une espèce de Marguerite de Navarre dans la peau d'une Napoléon ». Les Goncourt parlent d'un Napoléon-femme, d'une femme mâle, brutale, franche, jamais perfide, à la « bonté grossière et délicate ».
Mathilde Bonaparte n'est pas que la nièce de Napoléon, elle est une femme artiste, divorcée, engagée dans son temps et dans sa littérature, mondaine, princesse, pour l'unification de l'Italie et attachée à la politique de sa famille. Elle mérite d'être connue et ses toiles et ses aquarelles, d'être regardées.
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