« Ariel est un événement majeur de l’histoire de la littérature. Voici venue la fin des poétesses » écrit Robert Lowell, poète américain, à la parution de ce recueil. Il veut dire par là que le terme au féminisme qui connotait jusque là son mépris réel des femmes qui écrivent n’a plus lieu d’être car il ne faudrait plus être péjoratif. Sylvia Plath écrit si bien qu’elle ne peut plus être appelée comme une femme, ce qu’elle est, il faut l’appeler poète. Bonjour la condescendance. Sylvia Plath disait, elle, « je serai la poétesse de l’Amerique » et elle avait bien raison. Qui se rappelle de Lowell, même?
Ariel parait deux ans après la mort de Sylvia Plath, en 1965. « I’m writing the best poems of my life, they will make my name » écrivait-elle alors à sa mère. Ces poèmes sont écrits entre octobre 1962 et le 5 février 1963. Sylvia se donne la mort le 11 février. La parole de colère et de désespoir d’Ariel est encore en chantier et on ne sait même pas quel nom elle aurait pu donner au recueil. Daddy? A birthday present? Sa dernière demeure fut symboliquement le Yorkshire même des Hauts de Hurlevent.
Chant du matin :
Amour, l’amour a réglé le rythme de ton coeur comme une grosse montre d’or.
La sage-femme a giflé les plantes de tes pieds, et le pur cri de toi,
Pris sa place aussitôt parmi les éléments.
Nos voix résonnent à la gloire de ta venue. Statue nouvelle
Dans un musée rempli de courants d’air. Ta nudité
Menace notre sécurité. Nous t’entourons comme des murs ébahis.
Je ne suis pas plus ta mère
Que le nuage qui distille un miroir où longuement se refléter
Avant de disparaître au gré du vent.
Toute la nuit ton souffle de papillon
Vibre au milieu des roses toutes roses. Je m’éveille et j’écoute :
Un océan lointain roule dans mon oreille.
Moutons dans la brume :
Les collines descendent dans la blancheur
Les gens comme des étoiles
Me regardent attristés : je les déçois.
Le train laisse une trace de son souffle.
Ô lent
Cheval couleur de rouille,
Sabots, tintement désolé—
Tout le matin depuis ce
Matin sombre,
Fleur ignorée.
Mes os renferment un silence, les champs font
Au loin mon cœur fondre.
Ils menacent de me conduire à un ciel
Sans étoiles ni père, une eau noire.
Dame Lazare :
Ça y est, je l’ai encore fait.
Tous les dix ans, c’est réglé,
Je réussis –
Comme un miracle ambulant, ma peau devient
Aussi lumineuse qu’un abat-jour nazi,
Mon pied droit
Un presse papier,
Mon visage délicat
Mouchoir juif.
Ôtez-moi ce linge blanc,
Ô mon ennemi.
Le nez, les orbites, la denture complète –
N’est-ce pas parfaitement effroyable ?
L’aigreur de l’haleine
Aura disparu en une journée
Et très vite la chair
Que le gouffre du tombeau avait dévorée
Se remettra d’elle-même en place
Sur moi, femme souriante.
Je n’ai que trente ans.
Et comme les chats je dois mourir neuf fois.
Ceci est ma mort Numéro Trois.
Quel saccage
Pour anéantir chaque décennie.
Quelle multitude de filaments.
La foule qui croque ses cacahuètes
Se bouscule pour me les voir
Enlever un à un -
C’est le strip-tease intégral.
Messieurs, mesdames.
Voici mes mains,
Voilà mes genoux.
Si je n’ai que la peau et les os,
Je n’en suis pas moins véritable, la même femme.
La première fois j’avais dix ans.
C’était un accident.
La deuxième fois j’étais bien résolue
À en finir, ne jamais revenir.
Je me suis scellée
Comme un coquillage.
Ils ont appelé, appelé, ils ont
Retiré les asticots gluants comme des perles.
Mourir
Est un art, comme tout le reste.
Je m’y révèle exceptionnellement douée,
On dirait l’enfer tellement.
On jurerait que c’est vrai.
On pourrait croire que j’ai la vocation.
C’est assez facile à réaliser dans une cave.
C’est assez facile de rester là et d’attendre.
C’est le retour
Théâtral en plein jour
Au même lieu, au même visage, à la même clameur
Primitive amusée :
« Miracle ! »
Qui me foudroie.
Il faut payer
Pour regarder mes cicatrices, il faut payer
Pour entendre mon cœur –
Il bat pour de bon.
Et il faut payer et payer très cher
Pour avoir un mot, un geste,
Un peu de sang,
Une mèche de mes cheveux, un bout de mes vêtements.
Voilà, voilà, Herr Doktor.
Voici, Herr Ennemi.
Je suis votre chef-d’œuvre,
Je suis votre bien le plus précieux,
Le bébé tout d’or pur
Qui fond en un seul cri.
Je brûle et me consume.
Ne croyez pas que je sous-estime la valeur de vos intérêts.
Cendre, cendre –
Vous tisonnez.
De la chair, des os, rien, vous fouillez –
Un pain de savon,
Une alliance,
Une dent en or.
Herr Dieu, Herr Lucifer
Méfiez-vous
Méfiez-vous.
De la cendre je surgis
Avec mes cheveux rouges
Et je dévore les hommes –
Dévore les hommes comme l’air.
Ariel
( poème écrit le jour de l’anniversaire de ses trente ans ) :
Un moment de stase dans l'obscurité.
Puis l'irréel écoulement bleu
Des rochers, des horizons.
Lionne de Dieu,
Nous ne faisons plus qu'un,
Pivot de talons, de genoux! -- Le sillon
S'ouvre et va, frère
De l'arc brun de cette nuque
Que je ne peux saisir,
Yeux nègres
Les mûres jettent leurs obscurs
Hameçons --
Gorgées de doux sang noir --
Leurs ombres.
C'est autre chose
Qui m'entraîne fendre l'air --
Cuisses, chevelure ;
Jaillit de mes talons.
Lumineuse
Godiva*, je me dépouille --
Mains mortes, mortelle austérité.
Je deviens
L'écume des blés, un miroitement des vagues.
Le cri de l'enfant
Se fond dans le mur.
Et je
Suis la flèche,
La rosée suicidaire accordée
Comme un seul qui se lance et fonce
Sur cet oeil
Rouge, le chaudron de l'aurore.
Rivalité :
Si la lune souriait, elle te ressemblerait. Vous laissez la même drôle d’impression
De Beauté et de quelque chose de mortel.
L’usage de la lumière est votre grande affaire.
Seulement sa bouche à elle se désole pour le monde, pas la tienne.
Toi, tu as d’abord le don de tout changer en pierre.
C’est dans un grand mausolée que je m’éveille ; tu es là,
Tu tapotes des doigts la table de marbre, tu veux fumer,
Tu as la rancune tenace des femmes, un peu de leur nervosité,
Et tu meurs d’envie de dire quelque chose de définitif.
La lune aussi humilie ses sujets,
Mais le jour elle est ridicule.
Par contre tes griefs, tes insatisfactions:
Arrivent régulièrement, affectueusement par la poste,
Expansifs comme l’oxyde de carbone.
Il ne se passe pas un seul jour sans nouvelle de toi,
Tu te promènes peut-être en Afrique , mais tu ne m’oublies pas.
Papa : ( 12 octobre 1962 )
Ne fais pas, ne fais pas,
plus jamais, chaussures noires
dans lesquelles j’ai vécu comme un pied
pendant trente ans, pauvre et blanche,
osant à peine respirer ou éternuer.
Papa, j’ai dû te tuer.
Tu es mort avant que j’en ai eu le temps —
Lourd comme marbre, un sac débordant de Dieu,
grand comme un phoque de Frisco
et une tête dans l’étrange Atlantique
où se déverse grain vert ou bleu
dans les eaux hors du si beau bateau Nauset
au se déverse grain vert ou bleu
J’ai souvent prié pour te retrouver
Ach, du.
Dans la langue allemande, dans la ville polonaise
nivelé à ras par les rouleaux
des guerres, guerres, guerres.
Mais le nom de la ville est commun.
Mon ami polonais
Me dit qu’il y en a une douzaine ou deux.
Aussi je ne pourrais jamais raconter
où tu avais mis les pieds, tes racines.
Jamais je ne pus te parler.
La langue était coincée dans ma mâchoire.
Cela coince dans le piège des fils de la barbe.
Ich, ich, ich, ich,
je peux difficilement parler.
Je pensais que tout Allemand était toi
et la langue obscène.
Une locomotive,une locomotive
me déportant comme un juif
Un juif de Dachau, Auschwitz, Belsen.
Je commence à parler comme un juif.
Je pense que je devrais bien être un juif.
La neige du Tyrol, la bière légère de Vienne
ne sont ni pures ni vraies.
avec mes ancêtres tziganes et ma chance bizarre
et mon sac de contrefaçon et mon sac de contrefaçon
je dois être un morceau de juif.
Toujours je t’ai vénéré
avec ta Luftwaffe, ton charabia
et ta moustache si soignée
et tes yeux d’aryen, d’un bleu d’acier
Panzer-man, panzer-man, O toi—
Pas Dieu mais une croix gammée
si noire qu’aucun ciel ne pouvait glapir au travers
Chaque femme adore un fasciste,
la botte sur le visage, la brute
le cœur de brute comme une brute comme toi.
Tu es devant le tableau noir, papa
dans cette image que je garde de toi,
une crevasse au menton au lieu de ton pied
Mais pas besoin du diable pour cela, non pas moins
que cet homme noir qui
déchire en deux mon joli cœur rouge
J’avais dix ans quand ils t’ont mis en terre.
À vingt ans j’ai tenté de mourir
et de revenir en ar rière, en arrière, en arrière vers toi.
je pensais que les os le permettraient enfin.
Mais ils m’ont chassé du sac
et ils m’ont coincé en moi-même avec de la glue.
Alors j’ai su que faire.
J’ai fait un modèle de toi
un homme en noir avec l’apparence de Meinkampf
Et l’amour de la torture et de la baise
et je me suis dit je le dois, je le dois
Ainsi papa, je suis enfin au-delà.
le téléphone noir est hors des racines,
les voix ne peuvent plus se faufiler au travers.
Si j’avais tué un homme, j’en aurai tué deux
Le vampire qui dit qu’il est toi
et buvait toute l’année mon sang.
Sept ans, si tu veux vraiment savoir.
Papa tu peux te recoucher maintenant
Il y a un pieu dans ton cœur noir et gras
et les gens du village ne t’ont jamais aimé
Ils dansent sur toi et te piétinent .
Toujours ils ont su que c’était toi.
Papa, papa, toi salaud
je suis passé au travers.
39,5 de fièvre : ( En originale )
Pure? What does it mean?
The tongues of hell
Are dull, dull as the triple
Tongues of dull, fat Cerberus
Who wheezes at the gate. Incapable
Of licking clean
The aguey tendon, the sin, the sin.
The tinder cries.
The indelible smell
Of a snuffed candle!
Love, love, the low smokes roll
From me like Isadora’s scarves, I’m in a fright
One scarf will catch and anchor in the wheel,
Such yellow sullen smokes
Make their own element. They will not rise,
But trundle round the globe
Choking the aged and the meek,
The weak
Hothouse baby in its crib,
The ghastly orchid
Hanging its hanging garden in the air,
Devilish leopard!
Radiation turned it white
And killed it in an hour.
Greasing the bodies of adulterers
Like Hiroshima ash and eating in.
The sin. The sin.
Darling, all night
I have been flickering, off, on, off, on.
The sheets grow heavy as a lecher’s kiss.
Three days. Three nights.
Lemon water, chicken
Water, water make me retch.
I am too pure for you or anyone.
Your body
Hurts me as the world hurts God. I am a lantern——
My head a moon
Of Japanese paper, my gold beaten skin
Infinitely delicate and infinitely expensive.
Does not my heat astound you! And my light!
All by myself I am a huge camellia
Glowing and coming and going, flush on flush.
I think I am going up,
I think I may rise——
The beads of hot metal fly, and I love, I
Am a pure acetylene
Virgin
Attended by roses,
By kisses, by cherubim,
By whatever these pink things mean!
Not you, nor him
Nor him, nor him
(My selves dissolving, old whore petticoats)——
To Paradise.
Les mannequins de Munich :
Perfection is terrible, it cannot have children.
Cold as snow breath, it tamps the womb
Where the yew trees blow like hydras,
The tree of life and the tree of life
Unloosing their moons, month after month, to no purpose.
The blood flood is the flood of love,
The absolute sacrifice.
It means: no more idols but me,
Me and you.
So, in their sulfur loveliness, in their smiles
These mannequins lean tonight
In Munich, morgue between Paris and Rome,
Naked and bald in their furs,
Orange lollies on silver sticks,
Intolerable, without mind.
The snow drops its pieces of darkness,
Nobody's about. In the hotels
Hands will be opening doors and setting
Down shoes for a polish of carbon
Into which broad toes will go tomorrow.
O the domesticity of these windows,
The baby lace, the green-leaved confectionery,
The thick Germans slumbering in their bottomless Stolz.
And the black phones on hooks
Glittering
Glittering and digesting
Voicelessness. The snow has no voice.
Voici enfin le dernier poème écrit par Sylvia Plath le 5 février 1963, quelques jours avant sa mort :
Voici parfaite la femme.
Mort,
Son corps arbore le sourire de l’accomplissement ;
L’illusion d’une nécessité grecque
Flotte parmi les volutes de sa toge ;
Ses pieds
Nus semblent dire :
Nous sommes arrivés jusqu’ici, c’est fini.
Chaque enfant mort lové, serpent blanc,
Un à chaque petit
Pichet de lait, vide dorénavant.
Elle les a repliés
Dans son corps comme des pétales
De rose se ferment quand le jardin
Se fige et que les odeurs saignent
Aux gorges douces et profondes de la fleur de nuit.
Rien ne saurait toucher ni attrister la lune
Qui regarde sans broncher depuis sa cagoule d’os.
Elle a l’habitude de ce genre de chose.
Et ses ténèbres craquent, et ses ténèbres durent.
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