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Lettre de Nike de Saint-Phalle à sa fille ( décembre 1992 )

Décembre 1992

Les Canaries,


Chère Laura,


Chaque été mes parents louaient une maison à la campagne à quelques heures de N.Y.C. dans la Nouvelle-Angleterre. Chaque fois, on changeait de région. Nous étions en 1942. Mes parents avaient loué une jolie maison en bois blanc avec beaucoup de terrain autour. L’herbe était haute. Ça sentait bon. Un calme épais et séduisant enveloppait ma promenade à travers les champs. […] Dans notre maison, la morale était partout : écrasante comme une canicule.

Ce même été, mon père – il avait 35 ans, glissa sa main dans ma culotte comme ces hommes infâmes dans les cinémas qui guettent les petites filles. J’avais onze ans et j’avais l’air d’en avoir treize. Un après-midi mon père voulut chercher sa canne à pêche qui se trouvait dans une petite hutte de bois où l’on gardait les outils du jardin. Je l’accompagnais… Subitement les mains de mon père commencèrent à explorer mon corps d’une manière tout à fait nouvelle pour moi. HONTE, PLAISIR, ANGOISSE, et PEUR, me serraient la poitrine. Mon père me dit : « Ne bouge pas ». J’obéis comme une automate. Puis avec violence et coups de pied, je me dégageais de lui et courus jusqu’à l’épuisement dans le champ d’herbe coupée. […] Mon père m’aimait, mais ni cet amour, ni la Religion Archi Catholique de son enfance, ni la morale, ni ma mère, rien n’était assez fort pour l’empêcher de briser l’INTERDIT. En avait-il marre d’être un citoyen respectable ? Voulait-il passer du côté des assassins ? Tous les hommes sont des Violeurs. […]

Je me suis souvent demandé pourquoi après le viol, je n’ai pas immédiatement prévenu ma mère. […]  Si j’avais osé parler, que se serait-il passé ? […] Le silence me sauvait mais en même temps il était désastreux pour moi car il m’isolait tragiquement du monde des adultes. Il y avait des causes plus obscures à mon silence : une enfant a t-elle les moyens d’affronter la loi en elle-même ? Bien sûr que non ! Une vie entière n’y suffit pas ! […] Tourmentée durant des années par ce viol, je consultais de nombreux psychiatres : des hommes, hélas ! […] Les psychiatres ainsi, puisqu’ils ne reconnaissaient pas le crime dont j’avais été victime, prenaient inconsciemment le parti de mon père. […]

Ce viol me rendit à jamais solidaire de tous ceux que la société et la loi excluent et écrasent. Puisque je n’étais pas encore parvenue à extérioriser ma rage, mon propre corps devint la cible de mon désir de vengeance. Solitude. On est très seul avec un secret pareil. Je pris l’habitude de survivre et d’assumer. Le nombre de femmes qui finissent par se suicider ou qui doivent retourner régulièrement à l’asile psychiatrique est énorme. Il y a des rescapées. Parmi les écrivains, la liste est longue des femmes qui s’en sont tirées. Virginia Woolf au contraire réussit une œuvre littéraire mais elle n’échappa pas au suicide. On sait aujourd’hui, grâce à des travaux sérieux, que la grande majorité des violeurs ont été violés eux-mêmes par un père, un frère ou un inconnu : cela avait-il été le cas de mon propre père ? Je ne le saurais sans doute jamais. Triste humanité ! Nous répétons indéfiniment le crime qui nous a été infligé. À ces pensées, la rage en moi cède la place à la pitié pour tous les êtres humains. Si les hommes sont (souvent) des violeurs, les violeurs sont aussi des hommes. […]

Ce viol subi à onze ans, me condamna à un profond isolement durant de longues années. À qui aurais-je pu me raconter ? J’appris à assumer et à survivre avec mon secret. Cette solitude forcée créa en moi l’espace nécessaire pour écrire mes premiers poèmes et pour développer ma vie intérieure, ce qui plus tard, ferait de moi une artiste. Je t’embrasse chère Laura avec beaucoup de tendresse et un regret de n’avoir pas pu te parler de tout ceci pendant que tu étais adolescente. Pourquoi c’est si difficile de parler ?

Je t’aime,

Maman Niki

P.S. La prison n’est pas la solution ! P.P.S. Un jour je ferai un livre pour apprendre aux enfants comment se protéger.


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