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La fabrique des corps d’été


« Les corps d'été », est une expression tirée du travail de Christophe Granger publié en 2009, expliquant pourquoi, de nos jours, l'été nous avons envie d'aller à la plage, pourquoi l'été, nous avons envie de porter un maillot de bain. Cela n'a rien de naturel, c'est une récente construction historique et sociale. Etudier les origines de la pratique des vacances d'été implique d'étudier de nouveaux corps adaptés, ce que nous appellerons les corps d'été donc. Après la Grande Guerre ( 1914 – 1918 ) s'impose l'idée de régénérer les corps. Les millions de morts et surtout peut-être les gueules cassées conduisent les hommes politiques de l'époque à utiliser l'expression de « régénérer les corps ». Cette régénérescence passe par de nouvelles pratiques, qui elles-mêmes façonnent de nouvelles conceptions esthétiques. La presse féminine naît à ce moment-là et se développe dans l'entre-deux-guerres, adaptant ce discours tout particulièrement aux femmes. Le premier document est la page 7 du journal Le Petit Parisien du 8 juillet 1936, rédigé par Francine, donnant des conseils pour bronzer et affiner la silhouette. Dans ces dernières pages, Le Petit Parisien parle de beauté et de mode. C'est là que nous trouvons nos documents, qui sont des textes normatifs. L'ensemble de notre corpus tient des discours prescriptifs, que cela soit l'incitation à préparer son corps ou au contraire, l'interdiction morale de l'exposer. Le deuxième document est issu du Canard enchaîné et daté du 1er juillet 1936 et donne quant à lui des conseils pour porter le maillot de bain. A ces normes de beauté répondent les normes de décence issues des protestations des pères de famille « contre les désordres de la plage », telle l'affiche de 1934 qui constitue notre troisième document. Le quatrième relate un fait divers illustrant peut-être la pensée de ce même groupe social auxquels appartiennent les pères de famille précédent, on y voit un affrontement des pratiques des deux normes en opposition, des baigneuses sont jugées trop coquettes à l'été 1927. Le Petit Journal illustré, hebdomadaire, illustre par une gravure le 11 septembre 1927 les tensions naissantes. Le document 5 est composé de deux articles de la presse féminine des Trente Glorieuses et nous permet de constater la permanence des discours sur les normes estivales. Josette Lyon écrit en mai 1957 dans Marie-Claire aux pages 51 et 52 l'article « J'ai peur de l'été. J'ai le complexe du maillot de bain ». Et Françoise Giroud demande aux femmes dans « Est-ce vous le poison de la plage ? » de Elle le 10 juin 1947 aux pages 14 et 15 une grande tolérance quant aux corps d'été des hommes, auxquelles elles n'ont elles mêmes apparemment pas le droit de prétendre. Dans un contexte où l'on imagine l'homme au travail, stressé, n'ayant pas le loisir de prendre soin de lui et d'embellir son corps, on n'imagine pas autrement la femme qu'au foyer et ayant pour devoir de cultiver son apparence physique, minutieusement et rigoureusement. L'histoire des corps ne peut donc se faire sans penser le genre. Nos documents, allant de 1936 à 1957, sont tous produits l'été, et plus souvent même à ses débuts, le mois de Mai, et à sa fin, le mois de septembre. C'est dans ce contexte où les corps vont s'exposer ou ont été exposés que la presse semble capter le mieux l'attention des lecteurs à propos de leurs propres corps. Des moyens de l'embellir en 1936 on aboutit assez rapidement après la Seconde Guerre Mondiale aux moyens de gérer ses complexes dû de cette incitation à l'embellissement normé. A première vue donc, ses discours semblent avoir eu une portée considérable sur la société, et une diffusion modifiant l'ensemble des mentalités en quelques décennies seulement. Dès lors, comment se fabriquent les corps d'été et comment parviennent-ils à s'imposer en ce début de XX e siècle en mutations ? Nous verrons dans un premier temps les nouvelles pratiques saisonnières nées de l'essor des vacances estivales, puis les nouvelles normes esthétiques que ces nouvelles pratiques imposent, et enfin, les affrontements que ces pratiques et normes sucitent. L'essor des vacances estivales fait naîre de nouvelles pratiques saisonnières, à commencer par le bronzage. La norme s'inverse : la recherche du teint hâlé synonyme de bonne santé supplante la recherche de la blanchité synonyme de distinction sociale élevée. Le Petit Parisien explique alors à ses lectrices « comment on bronze : En s'exposant au soleil avec méthode ; c'est le procédé naturel et durable, et, sur la plage, le meilleur des passe-temps ; en utilisant certains produits qui donnent à votre épiderme une coloration immédiate et factice capable de tromper l'oeil le mieux exercé ». Bronzer ou ne pas bronzer, l'expression a des connotations sanitaires. Le soleil sur la peau devient une pratique, mais sans abus ni excès, son usage est très codifié, et implique aussi l'émergence de la crème solaire ou des huiles, par exemple dans l'entre-deux-guerres. Il y a deux types de bronzage qui apparaissent pour former les corps d'été : le bronzage par ou sans soleil. Le premier étant bien sûr le plus favorisé dans la mesure où il correspond directement à la pratique de la plage l'été. « Pas de maquillage ; sur la peau nue et propre, une couche d'huile solaire ; aux paupières, une légère note bistre ; aux lèvres, une touche de raisin capucine ou orangé. » Si le bronzage doit être fait pour embellir le corps, le processus même de cet embellisement ne doit pas se faire sans garder une certaine beauté dans la pratique même qui sert à embellir le corps. Il y a un paradoxe : il ne faut pas de maquillage mais certaines couleurs sont tout de même ici de rigueur. « De l'huile sur les parties du corps que vous allez exposer aux morsures de la lumière, c'est-à-dire, le premier jour, sur les bras et les jambes exclusivement. » On observe donc encore ici la grande exigence que la pratique du bronzage impose. Voire l'impossibilité d'y répondre ? On assiste à des indications extrêmement précises, mathématiques, au temps compté à la minute près, et concernant des parties du corps très précises, relatives à des jours tout aussi précisément indiqués. « Ne vous exposez pas sans prudence. Le premier bain de soleil, pile et face, durera cinq minutes en tout. Le lendemain, doubler sa durée, vous dévêtir davantage, et ainsi du reste, sans jamais dépasser une exposition IMMOBILE de trente minutes ( mais, en mouvement, on peut s'ensoleiller plus longuement ). » Ce modèle du bronzage extrêmement codifié dans l'entre-deux-guerres est moqué par Colette dans Femina en 1932, mais dans l'ensemble, très suivi dans son application. « Protégez vos yeux sous un grand chapeau et sous des lunettes, pour éviter les rides. Pas de lunettes noires : les verres fieuzal, à peine teintées, sont efficaces et n'enlaidissent pas. » Il faut embellir son corps dans un temps court, d'une saison, mais sans que cela ne se fasse au détriment de la beauté du corps dans le temps long, la vieillesse menaçant toujours et devant être anticipée et retardée le plus possible même par les jeunes femmes qui a priori semblent ne pas en être concernée. Les corps d'été ne se conçoivent pas dans un temps temporaire, quoi que cela soit le cas du bronzage qui ne peut être permanent à l'année, mais à l'échelle d'une vie. L'incitation au bronzage, voire la pression sociale, est telle, que même celles qui ne peuvent bronzer naturellement ont des alternatives qui s'offrent à elles. Plus que la pratique de la plage et son corollaire de marques du soleil, c'est la pratique du bronzage pour elle-même qui compte. Celles qui ne peuvent pas bronzer avec le soleil doivent tout de même bronzer, mais sans. « Il s'opère à l'aide : d'un liquide teinté ; d'une crème spéciale ; d'une poudre ocrée qui suffit, dans la plupart des cas, à vous faire un teint chaud. Dans les deux premiers cas, passez sur votre visage, votre cou et dans les parties de votre corps exposées à l'air une couche du produit choisi selon les instructions données par le parfumeur. Dans le dernier cas, étendez votre crème comme à l'ordinaire et le fard gras. Ou passez un nuage de poudre naturelle et mettez le fard gras. Ou passez un nuage de poudre naturelle et passez le fard sec. Puis le nuage de poudre ocrée. » Ce texte postule que ses lectrices ont déjà des connaissances bien précises des cosmétiques et en possèdent une grande habitude, quotidienne. Les différents types de poudre et fards indiquent un grand raffinement des produits de beauté préexistant aux nouvelles pratiques de bronzage. L'huile solaire apparaît après ces fards et ces poudres, son usage doit donc s'y intégrer, s'y insérer. Dans l'esprit des lectrices et de l'autrice, cette diversité des produits doit répondre aux diversités naturelles des corps, pour que chacune puisse adopter sa propre pratique saisonnière du bronzage. « Si vous êtes blonde, le fard sera mandarine, la poudre maïs brülé, le rouge à lèvres coquelicot ». Mais la diversité des produits répondant à la diversité des corps sert surtout à ce que toutes puissent correspondre à un même canon de beauté. En dépit de la pluralité des corps concernés, l'ensemble des pratiques répond à un même objectif à atteindre pour toutes : le teint bronzé et la taille affinée. En marge de l'article « Bronzer ou ne pas bronzer » sont présents des exercices « pour affiner la ligne ». La fabrique des corps d'été n'est pas qu'une question de coloration de la peau, c'est, au-delà de la simple surface, tout le corps qui doit être embelli. « Buste droit, bras étendus, bien parallèles. Mains opposées, jambes bien écartées. Dix flexions alternées, droite et gauche. Respiration : aspirer sur un côté, expirer de l'autre. » Affiner la ligne et garder le teint de pêche sont des expressions visant à remodeler toute la silhouette entière du corps. Toute cette silhouette remodelée répond à une autre nouvelle pratique, le port du maillot de bain, qui expose plus qu'avant le corps. Le maillot de bain deux pièces, naît en 1929, expose encore plus que le maillot de bain une pièce, ces corps alors révélés. Cette pratique est même probablement antérieure dans la mesure où la protestation des pères de famille contre les désordres à la plage précède de deux ans environ les conseils pour bronzer et porter le maillot de bain. Mais les conseils en 1936 pour remodeler tout le corps ont pour nouvelle spécificité de s'adresser à tout le monde : en 1936, les congés payés ont pour conséquence que désormais, tout le monde étant concernés par les congés, tout le monde est concerné par les nouvelles pratiques estivales. Une semaine exactement avant Le Petit Parisien, Le Canard enchaîné du 1er juillet 1936 le prend en compte et prévient ceux qui ne seraient pas encore tout à fait empreints de la nouvelle mentalité : « Le maillot est le vêtement le plus difficile à porter parce qu'il révèle tout et ne pardonne rien ». Les corps ne sont plus exposés seulement au mari et à l'amant dans l'espace privé, mais l'été les révèlent à l'espace public. De là émerge aussi le sentiment d'impudicité. « Les galants sont heureux comme un enfant qui défait un paquet lorsqu'ils dévêtent pour la première fois leur victime. Ils attendent une surprise, bonne ou mauvaise, mais surprise il y a ; tandis qu'une femme en maillot, c'est comme qui dirait du déjà vu. » Les conseils pour porter le maillot de bain se fondent sur un parallèle lourd de significations. Là où les femmes devaient avant satisfaire le regard d'un seul homme, voire deux en cas d'adultère, elles doivent désormais faire face au regard de toute une population estivale. La mention du mot « victime » n'est pas non plus innocente et indique la conception que l'auteur se fait des imaginaires masculins concevant les femmes. Les hommes sont représentés comme anciens juges des corps féminins, quand le présent de l'article semble sous-entendre que désormais le juge sera accompagné de son jury. En allant sur la plage, ce sont toutes les autres personnes qui vont voir ce corps. Les nouvelles pratiques répondant à cette exigence du regard élargi sont donc de bronzer, affiner sa taille, mettre un maillot de bain, de la crème solaire, de l'huile, et de veiller attentivement à la formation de l'embellissement de son corps. Une autre nouvelle pratique est présente dans nos documents, quoique de manière beaucoup plus secondaire, c'est maigrir. Le titre de l'article, « bronzer ou ne pas bronzer », en rappellant peut-être le célèbre « To be or not to be », renforce le caractère normatif de l'article du Petit Parisien. Puisque dans tous les cas, bronzage ou pas, il faut avoir l'air bronzée. C'est devenu un impératif. Le Petit Parisien en 1936 en témoigne : « qui peut bronzer impunément ? Qui peut garder son teint de pêche ? Voilà ce que nous allons nous efforcer de vous dire, aussi nettement que faire se peut. Puissent ces quelques précisions, Madame, aider votre instinct si sûr, et faire rendre à votre beauté estivale son maximum de séduction ». On remarque donc tout d'abord que c'est un public féminin qui est visé. Puis que ce public féminin est visé justement en raison de son attractivité, de son potentiel de séduction, donc en définitive, que le public féminin est visé par les nouvelles normes esthétiques afin de viser lui-même un public masculin à séduire. Cela n'est pas très novateur, comme on l'a vu précédemment avec l'exemple précédent comparant le public entier des plages à l'amant et au mari. Les femmes sont habituées à être jugées par un homme. Mais peut-être pas non plus par une masse d'hommes. La pratique saisonnière du bronzage apparaît mais n'est réservé qu'à quelques unes. La norme établit que celles qui peuvent bronzer sont : « les blondes, particulièrement les blondes mates, les rousses, les blanches platinées, les brunes mates, les visages fins et nets, les femmes indubitablement jeunes » explique Le Petit Parisien. A l'inverse, la même norme préconise de ne pas pratiquer la nouvelle pratique aux « brunes claires aux yeux sombres, qui auraient tort de renoncer à cette ravissante opposition de teintes », telles des Blanches-Neiges des temps contemporains ? La liste de celles qui ne « doivent » pas bronzer est bien plus longue que celles qui le « peuvent » : « Les visages sans régularité, qui gagnent à arborer des joues roses et un grand air de jeunesse ; les grisonnantes, les blanches naturelles et celels qui, visiblement plus très jeunes, doivent user d'une coquetterie prudente ( impossible de fixer un âge : il est des-plus-de-cinquante-ans qui sont jeunes et des moins-de-trente-ans qui ne le sont plus ! ) ». On remarque alors que les normes esthétiques régissant le bronzage sont novatrices de par les pratiques concernées, mais que le discours n'a rien d'innovant, ce sont les mêmes critères de beauté et de laideur qui agissent : les jeunes sont belles, les vieilles ne doivent pas chercher à imiter les jeunes. Et celles qui sont laides sans être vieilles doivent à tout prix conserver leur apparence de jeunesse par la « fraîcheur » d'un teint resté blanc. Tout en prenant en considération que l'âge est une question générationnelle, donc avec une part de construction sociale. A moins que la dernière phrase de notre extrait ne soit plutôt qu'un moyen de ménager la susceptibilité du lectorat, le rassurer. Il est enfin important de noter que les distinctions esthétiques établies reposent sur : le choix de différentes possibilités pour celles qui sont considérées comme belles, « celles qui peuvent bronzer », et à l'inverse sur le devoir ou l'obligation pour celles que les normes relèguent à une forme de laideur qui ne dit pas son nom par politesse, « celles qui ne doivent pas bronzer ». Lorsqu'on regarde l'exemplaire du Marie-Claire de mai 1957, aux pages 51 et 52, on remarque que les normes ont bien été assimilées, elles créent désormais des complexes, là où en 1936 on incitait les femmes à complexer. Josette Lyon dans « J'ai peur de l'été. J'ai le complexe du maillot de bain » relate : « J'ai peur de l'été, m'a dit une femme inquiète qui est venue me voir. Je n'ose pas me mettre en maillot de bain. Regardez-moi : cuisses trop fortes, varicosités... Ce complexe du maillot de bain, beaucoup d'entre vous l'éprouvent chaque années... » 1957 est donc bien loin de 1936 où les femmes sont à l'inverse plutôt présentées comme inconscientes des imperfections de leurs corps. Même si en 1957 il reste apparemment des femmes éppargnées par les complexes de la norme : « Cette année, il est temps encore ; temps aussi pour celles qui devraient éprouver « le complexe » et qui restent sereines ... » A ce complexe naissant la norme ne s'adapte pas et persiste : « Il vous reste deux mois pour soigner ce que vous n'osez montrer. Mettez-vous au travail. Préparez-vous ! » L'impératif signale bien ici que l'injonction se fait devoir, pression sociale. L'impératif n'est pas pour autant de rigueur, ou de la même rigueur, pour tout le monde. Les hommes semblent jouir d'une plus grande tolérance. « Le mari n'est pas, par définition, un animal forcément beau, mince, sportif. Soit qu'il ne l'ait jamais été... Soit que les années et les soucis l'aient lentement transformé. Ne vous croyez pas obligée de le lui faire remarquer. » L'homme marié, contrairement à la femme mariée, n'a pas besoin de rester beau, ou de l'ête jamais même, son capital de séduction semble se trouver ailleurs. Là où on demande aux femmes des pratiques très minutieuses ( et certainement aussi très coûteuses, on l'a vue avec la multiplicité des produits mentionnés dans le premier document ), on excuse les hommes. On en attend pas le même niveau atteint dans l'échelle des normes esthétiques. Cela constitue une autre norme. Les hommes sont présentés dans l'ensemble de nos documents comme jugeant les femmes, soient qu'ils les trouvent attirantes dans le document 4, soient qu'ils commentent leurs apparences comme dans le document 2. Mais cela ne doit pas être réciproque, Elle prévient ses lectrices, il ne faut pas rendre la pareille. « Encouragez au lieu de critiquer, applaudissez à ses premiers efforts pour s'arracher à sa gangue de citadin pâle, et vous en serez récompensée en ayant auprès de vous un homme bien portant, de bonne humeur et secrètement reconnaissant. » Une autre norme à constater, c'est l'intransigeance qui est menée aux corps féminins accentuée par la bienveillance, les encouragements et la gentillesse qui sont captés par les maris de ces mêmes femmes. Parce que le mari ne se définit pas que par son corps, mais avant toute chose par son travail. Et que la presse, à l'inverse, se fait féminine et s'adresse aux femmes pour leur parler de ces corps qui sont fondamentaux et décisifs pour leur vie sociale, pour leur parler mode et beauté. Les nouvelles normes esthétiques sont devenues des contrôles des corps insidieux. Les discours normatifs apparaissent efficaces et triomphants. Ce qui n'est pas sans susciter des contradictions dans la société. Le premier des affrontements issu de ces nouvelles pratiques est entre femmes. Celles-ci sont mises en compétition entre elles. Le Canard enchaîné en témoigne assez bien : « avant de vous exhiber en maillot de bain, consultez votre meilleure amie en lui disant : Comment me trouves-tu ? Si elle vous répond : Admirable !, la farce est jouée, rhabillez-vous en toute hâte, et mettez-vous dans l'idée qu'il doit y avoir dans votre personne un détail qui vous ferait le plus grand tort. Si, au contraire, elle vous dit : Moi, à ta place..., vous pouvez y aller sans aucune crainte, vous allez faire des victimes. » Les femmes sont pensées comme des rivales entre elles, où l'amitié ne peut être sincère, même l'honnêteté entre meilleures amies reste impensée. Elles doivent être en compétition pour séduire les hommes. Et c'est là que nous arrivons à une distinction de genre fondamentale, là où les corps de femmes sont mis en compétition les uns avec les autres, les corps des hommes sont encore pensés comme des individualités à part entière. Il y a concurrence entre femmes tandis que l'épanouissement est réservé à l'homme. Le Petit Journal illustré du 11 septembre 1927 donne à voir un de ces affrontements entre femmes, relaté sur le mode du fait divers : « La punition des baigneuses trop coquettes ». Dans un village de la côte bretonne, l'apparition de baigneuses en maillot ( dont on voit le dos et les cuisses ) cause un émoi. La presse s'en fait écho. Ce sont les épouses du village, caricaturés en femmes traditionnelles dont on ne voit même pas les cheveux et qui portent encore des robes en un temps où le pantalon commence à se diffuser chez les femmes dotées d'une culture urbaine plus moderne, qui pourchassent les vacancières et les fouette avec des ronces et des orties. Les femmes bretonnes sont caricaturées en hystériques, et font fuir les baigneuses de la mer qui reste en arrière-fond comme contexte et décor de ces divergences de pratiques et d'opinions. Cet affrontement de femmes a pour motif que les épouses estiment que leurs maris s'intéressent trop aux vacancières. Ceux-ci sont représentées hilares, cachés derrière les arbres. Ils observent les corps d'été, ici encore uniquement représentés au féminin. Une de ces épouses tente de cacher les yeux de son mari qui se détourne littéralement d'elle et l'a repousse. Mais plutôt que de s'en prendre à leurs maris, les épouses s'en prennent aux femmes, que l'on peut aussi supposer être des jeunes filles, dans la mesure où la norme vise surtout les jeunes filles, se pense comme moyen de séduction donc s'adresse aussi peut-être surtout aux célibataires. Les baigneuses sont punies parce qu'un risque potentiel d'infidélité est suspecté. On en voit le chien, symbole de fidélité, base du mariage, en bas à gauche du dessin, aussi énervé contre les baigneuses et les poursuivant. Le petit chien en bas du dessin, c'est la morale exigeant fidélité dans le mariage qui fait fuir ce qui pourrait l'annihiler, c'est-à-dire dans l'esprit des conservateurs des années 1920, le surplus de coquetterie. L'essor de la photographie de presse étant daté dans les années 1930, Le Petit Journal s'illustre encore avec un dessin. Il faut alors concevoir ce document, plus qu'un témoignage de la réalité, comme une production de l'esprit se représentant les rivalités féminines et ses affrontements. Les polémiques sont donc le plus souvent réservées exclusivement aux corps de femmes, et ce dans la mesure où ces mêmes corps sont sexualisés. Elles sont dites « excentriques » lorsqu'elles appliquent la nouvelle norme estivale, ce qui montre encore bien que les pratiques, si elles se généralisent, ne sont pas encore communes, ni anodines. Les affrontements les plus nets sont sans surprise les réticences bien visibles et explicites des milieux conservateurs. Les femmes qui s'exposent sont jugées dévergondées. « L'année dernière, au mois d'août, à Malo-les-Bains et à Sanary-sur-Mer, la foule conspua et mit en déroute quelques dévergondés qui avaient abusé de la permission d'écoeurer le public. » Une affiche de 1934 en atteste : « Il s'agit de dignité humaine et de décence publique. [ … ] Nous ne tolérons donc pas que la plage soit déshonorée par des exhibitions et des jeux malpropres, qui constituent parfois de véritables attentats publics à la pudeur. » Cette dernière mention se référant à la tentative de coup d'état du 6 février 1934, et met donc sur le même plan les ennemis de la République parlementaire et celles qui sont imaginées comme des ennemies de l'ordre moral. C'est toute la société qui leur semble attaquée et en déchéance. Face à ce que certains hommes considèrent alors comme un relâchement des mœurs, certains pères rédigent un article adressé à l'autorité publique, demandant une législation au nom de la morale publique, auquel personne ne répondra. « Nous faisons appel à tous les gens de bon sens et de bonne volonté, à l'autorité publique et à ses agents. Et nous demandons que chacun, dans sa sphère, pourvoie à la bonne tenue et à la propreté de la plage. » Il y a aussi un mépris de classe que l'on peut suspecter dans les offensives ces pères de famille catholiques. Avant 1936, l'usage de la plage est réservé à la bourgeoisie. Après 1936, lorsque tous les corps peuvent devenir potentiellement corps d'été, la critique se fait plus forte, plus massive, et plus diffuse. « Nous voudrions épargner à notre plage ces éclats », témoigne bien d'affrontements qu'ils veuillent éviter, en interdisant ce qui pourrait les susciter de leur point de vue : c'est-à-dire les corps d'été, les corps montrés. Tout en réfutant que cela soit une question de pruderie de leur part, ils ne s'attaquent pas qu'aux corps de femmes, mais à tous les corps. « Le spectacle que nous offre la plage à une minorité d'excentriques des deux sexes est de plus en plus déplorable. Comme pères de famille, ayant charge d'âmes, nous protestons contre ce scandale. Il ne s'agit pas de pruderie. » Aussi, dans leur esprit, leur opposition se légitime surtout pour leurs enfants qui seraient affectés par ces désordres de la plage. Et ce discours prend le tournant opposé des nouvelles normes esthétiques réformant le discours médical, dans l'esprit de ces pères de famille protestant « contre les désordres de la plage », les corps d'été s'opposent à la propreté et à l'hygiène. Ce qui atteste aussi tout le caractère fondamental prit par cette dernière exigence : quelque soit le discours émis, il cherche toujours à se légitimer par l'hygiène, la bonne santé sert d'argument dans les deux camps qui s'affrontent. Il est toutefois fondamental de noter que ce qui inquiète les pères ce n'est pas un manque de décence des femmes, mais un manque de décence de l'ensemble de la population civile. Les hommes aussi sont concernés par la fabrique des corps d'été. Mais pas à égalité avec leurs compagnes, dans une configuration différente. Françoise Giroud nous le fait constater : « La plupart des hommes sont malheureux lorsqu'ils arrivent sur une plage, tous blancs dans leur petit slip qui sent la naphtaline … L'homme n'a pas l'habitude de monntrer ses jambes, ses épaules... Sa nudité lui enlève beaucoup de son assurance. Il n'a pas eu le temps de réfléchir longuement sur la coupe de son maillot de bain. A l'abri, derrière son gros complet, il n'a pas toujours surveillé spn tour de taille ou la platitude de son ventre... ». Alors, la véritable nouveauté de cette fabrique des corps d'été, n'est-elle pas finalement l'exposition du corps des hommes ? Là où celle du corps des femmes semble plus évidente, plus commune, puisque les femmes sont représentées comme plus habituées par être jugées par leurs maris ou éventuellement par leurs amants, plus habituées à prendre soin de leurs corps, de leur alimentation, de leurs vêtements. Le combat des pères est définitivement perdu dans l'après-guerre. L'Etat refuse toujours de légiférer sur la question mais des arrêts municipaux au nom de la morale publique sont décrétés, tel par exemple celui près de Boulogne-sur-Mer en 1934. Les affrontements son attestés mais ce sont bien les corps d'été et leur lot de pratiques et de normes qui triomphent au XX e siècle. La métamorphose des corps d'été fascine ses contemporains et cela implique une multiplication des articles de presse. Le changement de normes alimente le changement de pratiques et inversemment, les mentalités et les actes se nourrissent mutuellement. Le réflexe du premier XIX e siècle de rester chez soi quand il fait chaud devient anachronique. L'usage de rester chez soi l'été et de fuir la chaleur disparaît. Ce grand contexte de naissance des corps d'été va commander les évolutions médicales comme « sortir au grand air », « sortir des villes », « aller à la plage, à la montag,e à la forêt l'été ». Les villes s'associent au miasme de l'été et les sociétés de loisirs se développent. L'invention du temps libre va établir la distinction entre temps de travail et temps de loisirs. Et le temps de loisir, devient temps d'été, donc temps de plage et de soleil. Les femmes sont les premières concernées par cette évolution des corps en corps d'été. Leurs silhouettes doivent correspondre à une nouvelle norme, élancée, fine, ensoleillée. La société de loisirs change les pratiques et les normes, mais reste structurée par une vieille distinction de genres elle aussi mutante dans sa forme, plus mince, plus jeune, plus bronzée, mais pas dans son fond. La femme doit toujours être belle, quelles que soient les modalités de cette beauté. Lorsque l'été devient temps de loisirs, et que l'un de ces loisirs potentiels est la séduction, comme le suggèrent les transformations des corps d'été, La Belle Epoque se voit alors aussi caractérisée par l'émergence d'une littérature d'histoires d'amour d'été, que l'on retrouvera notamment chez Colette dans Le Blé en herbe ( été 1923 ), et qui explosera surtout avec Bonjour Tristesse de Françoise Sagan ( récit de l'été 1953 ), Les petits chevaux de Tarquinia de Marguerite Duras ( été 1953 aussi ), et même beaucoup plus récemment Mémoire de fille d'Annie Ernaux ( récit de l'été 1958 ). C'est donc toute la culture du XX e siècle qui s'en trouve façonnée, au-delà des corps. Mais l'enjeu principal des mutations culturelles observées dans cette fabrique des corps d'été reste peut-être le passage d'un discours expliquant comment gérer la beauté et l'attractivité de son corps à un discours expliquant comment gérer l'angoisse et la peur de ces complexes. Cela complexifie notre historiographie des corps, en ce que nous passons d'une histoire des corps sexualisés, beaux, prêts à l'histoire d'amour ensoleillée, à une histoire des corps en souffrance psychologique dû à des complexes devenus normaux mais qui n'en sont pas moins innocents. La variable assurant enfin la continuité logique mentale de nos documents reste, pour conclure, la culpabilisation des femmes, pas assez bronzées, pas assez fines, pas assez complexées, pas assez clémentes avec leurs maris, pas assez invisibles pour les maris des autres.

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